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Pour la petite histoire

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La légende de la Radonelle

20 juin 2018

Ce matin, il y a un je ne sais quoi de particulier dans le quartier de nos ratazazous. Quelque chose flotte dans l’air, de très agréable, à la fois infiniment calme et incroyablement vivifiant. C’est l’heure où Zoralarousse, Poumpoumpidoum, Cibiline et Zazoum se lèvent. Ils sont tout excités et font du bruit avec leur nez-en-trompette. Comme ils se réjouissent de passer la journée à la plage pour leur promenade de classe ! Vite, ils se nettoient les cils, préparent leurs pique-niques avec triple ration de salade de petits dragons bleus, et filent retrouver leurs ratasuperviseurs Perlimpimpline, Allô-Alline, Hip-Hip-Hip-Hourram et Maluciendôz. 

Il est encore tôt, il n’y a pas un habitant du monde à l’horizon. La mer est belle comme un premier jour de vacances. Les quatre amis courent le long des vagues, les touchent même – sauf Zazoum, qui a un peu peur –, et se roulent dans le sable. Ils s’apprêtent à grignoter leur premier pique-nique lorsqu’ils aperçoivent le barde ratazazou de leur quartier, le vieux, très vieux Chabadabadam. Il doit être contrarié, car ils l’entendent grommeler dans son nez-en-trompette.

– Bonjour Chabadabadam ! crie Allô-Alline. Voudrais-tu prendre le petit-déjeuner avec nous ?

Chabadabadam lève la tête :

– Vous mangez ? Hum, pourquoi pas… bougonne-t-il en s’asseyant avec eux.

– Tu m’as l’air plus grognon que d’habitude, dit Maluciendôz. Que t’arrive-t-il, mon cher cousin ?

– Eh bien, j’ai perdu la mémoire, répond Chabadabadam préoccupé.

– Ah bon, comment c’est possible, ça ? s’étonne Zoralarousse.

– C’est simple, j’ai perdu mon mouchoir-zazou, explique Chabadabadam. J’ai dû me le faire voler hier pendant la récré. Le problème, c’est que sans le triple nœud de mon mouchoir-zazou, je ne me rappelle plus la musique et les paroles de la Radonelle.

– Ah, ça c’est sûr, c’est embêtant pour un barde ! dit spontanément Poumpoumpidoum.

Chabadabadam le regarde de travers :

– Toi, occupe-toi de tes ultrasons, ça vaudra mieux.

Les autres rigolent… Mais en vérité, ils sont un peu inquiets. La Radonelle est essentielle pour leur travail, comment feront-ils si leur barde ne peut plus la leur apprendre ? se demandent-ils entre eux. La Radonelle est si longue ! Personne parmi les ratazazous ne la connaît en entier.

– Ton mouchoir-zazou va être difficile à retrouver, dit Perlimpimpline, mais nous pourrions peut-être t’aider à retrouver la mémoire, qu’en dis-tu ?

– J’ai une idée ! crie Hip-Hip-Hip-Hourram. On pourrait tous te dire ce qu’on connaît dans la Radonelle ! Ça fera sûrement revenir tes souvenirs.

– Mais au fait, intervient Cibiline, d’où vient la Radonelle ?

Chabadabadam semble surpris par cette question. Il regarde Cibiline, puis réfléchit.

La légende de la Radonelle 1

– Eh bien, je crois que les premières strophes ont été composées par nos ancêtres. Ensuite la chanson a été complétée au fil des générations par tous les bardes successifs. La Radonelle n’a pas de fin, elle se nourrit de chaque époque pour mieux parler au cœur des ratazazous.

Sur ces paroles, ils voient arriver sur la plage leurs jeunes amis Blablablam et Badabam, main dans la main, suivis par Dorémousse et Rododôz avec leurs enfants Raplaplaf et Pomponnette.

– Venez donc vous asseoir avec nous, leur lance Perlimpimpline. Nous aidons Chabadabadam à retrouver la mémoire qu’il a perdue. Tenez, que pouvez-vous nous dire de la Radonelle ?

On agrandit le cercle, chacun se fait une place.

– Ce que je peux dire, affirme Rododôz, c’est que la Radonelle contient plusieurs strophes qui parlent de la mer et de ses profondeurs.

– Hrm, vraiment ? grogne Chabadabadam. Ah, mais oui, c’est juste, je me rappelle ce passage !

Puis il entonne un bout de la Radonelle en improvisant quelques rythmes.

– D’ailleurs, fait Blablablam, pourquoi nos coquillettes ressemblent-elles tant aux coquillages ?

La légende de la Radonelle 3

– Comment, vous ne le savez pas ? s’étonne Chabadabadam. C’est parce que les ratazazous viennent du fond de la mer, pardi, là où bruissent les murmures de l’humanité. Ce sont ces murmures qui ont fait naître les ratazazous. Et vous savez tous que quand les ratazazous meurent, ils retournent à l’eau… Mais dites, est-ce que ce ne serait pas l’heure de manger ?

Loin de vouloir contrarier Chabadabadam, toute la joyeuse équipe fait une nouvelle pause pique-nique, où l’on se régale de multiples sortes de salades de petits dragons bleus.

– Hrrm, ça manque de fruits de mer, râle Chabadabadam. Qui irait m’en chercher un ou deux ?

Son regard fait le tour des ratazazous et s’arrête sur Zazoum. Celui-ci n’ose pas décevoir le barde : il se dirige vers les vagues, un peu craintif, puis choisit vite quelques coquillages.

C’est alors qu’arrivent Labellariane et Fanfrelette. Clignotine les suit de près, puis Taratatam accompagné de son grand-père Patapiaf, qui porte dans ses bras le petit Méladôz tout endormi.

– Nous venons de croiser le Petit Marchand du quartier, explique Patapiaf. Sieste instantanée !

Zazoum entend encore quelqu’un derrière eux, puis plus rien… le Petit Marchand, sans doute. Il faudra qu’il aille le saluer. Mais pour l’instant, il court embrasser sa marraine Labellariane.

– Vous tombez bien, leur dit Allô-Alline, nous rassemblons ce que nous savons de la Radonelle pour aider Chabadabadam à retrouver ses souvenirs. Vous, quelles strophes connaissez-vous ?

– Voyons… fait Labellariane, il y a celle qui parle de l’invisibilité des ratazazous !

– Mais non, s’irrite d’abord Chabadabadam, tu mélanges encore tes pelotes de fils… Attendez, se ravise-t-il. Si ! si ! Je me rappelle les arrangements que j’ai composés pour cette strophe-là.

Il joue avec son nez-en-trompette en se balançant. Puis il raconte :

– Tout ça, c’est grâce à la salade de petits dragons bleus. Tiens, il en reste, d’ailleurs ? Merci, Badabam. Qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! Dans les petits dragons bleus, il y a des vitamines qui nous rendent invisibles pour les habitants du monde. De même, nous ne voyons jamais notre reflet – même si, paraît-il, il existe un moyen, mais je ne le connais pas… C’est parce que les miroirs et la surface des eaux appartiennent au monde, et ses habitants pourraient nous y voir. Le fait d’être invisibles nous permet de mieux travailler. Si les habitants du monde connaissaient notre existence, ils risqueraient de ne plus faire aucun effort pour communiquer, ce qui serait très grave.

– Pourtant, certains habitants du monde peuvent nous voir ! dit Fanfrelette.

– C’est vrai, il y a quelques exceptions. Ceux que les habitants du monde appellent les « fous » ont souvent des yeux et un cœur suffisamment sensibles pour nous voir, mais c’est rare.

– Et les autres, ils ne pourront jamais nous voir, alors ? demande Poumpoumpidoum.

– Tiens, n’y a-t-il pas une légende à ce sujet ? interroge malicieusement Maluciendôz.

– … Ha ha, tu as raison, cousin, ça me revient. Comment était-ce, déjà ? Oui, la légende dit que si tous les ratazazous d’un quartier font une ronde comme pour jouer au mouchoir-zazou et qu’ils chantent la Radonelle, les habitants du monde pourraient les voir pendant qu’ils chantent.

– Noooon ? font les ratazazous.

– Si, dit Chabadabadam. 

Tous le regardent la bouche grande ouverte. Pour quelqu’un qui a perdu la mémoire, il sait beaucoup de choses, se dit Zoralarousse.

– Bon sang, mais c’est l’heure de la récré ! crie soudain Chabadabadam. Je voudrais bien des coquillages.

Zazoum attend mais personne ne bouge. Il se décide finalement, et retourne se mouiller pour ramener de quoi contenter Chabadabadam. En remontant sur la plage, il aperçoit une ombre très longue au bout de la dune. Serait-ce un habitant du monde ? Il se frotte les cils, puis voit arriver le grand Petifiloum et son élève Zodiaf, qui reviennent dans le quartier pour les vacances. Enfin, la joyeuse équipe est rejointe par les familles des jeunes ratazazous, puis par les voisins… Il semble que tout le quartier ait décidé de prendre part à la promenade de classe, cette année.

Tout en pique-niquant, on explique aux nouveaux arrivants le problème de Chabadabadam. Pendant qu’ils prennent place dans le cercle, on leur raconte ce qu’il a révélé sur la Radonelle qui n’est jamais finie, sur la mer qui est à l’origine de tout, et sur l’invisibilité des ratazazous.

– Moi, dit Zodiaf, je me suis toujours demandé si les habitants du monde étaient invisibles pour d’autres êtres, comme nous le sommes, nous autres ratazazous, pour eux.

– Ça, je l’ignore, répond Chabadabadam. Ce que je vois, c’est qu’ils sont parfois invisibles les uns pour les autres… Et c’est cela le plus dommage, probablement.

Sur ces paroles, les ratazazous décident de se partager tous les restes de leurs pique-niques. C’est alors que Zazoum le voit. Un habitant du monde se promène autour d’eux, tenant un mouchoir trop petit pour sa grande main, noué trois fois. Zazoum s’apprête à le dire aux autres, lorsqu’on commence à chanter la Radonelle. A cet instant, il jurerait que l’habitant du monde le regarde dans les yeux. Alors tout se passe très vite. Le mouchoir-zazou échappe à l’habitant du monde, puis est emporté par le vent vers la mer. Zazoum le suit, court, et se jette à l’eau pour l’attraper !

La légende de la Radonelle 2

Le voilà trempé. Mais il a réussi. Il s’empresse de rapporter son mouchoir-zazou à Chabadabadam. Le vieux ratazazou le regarde avec un immense sourire. Il saisit le mouchoir et déclare :

– Cette fois, tout est clair dans ma tête, merci Zazoum. Voyons un peu : un nœud pour se souvenir de la Radonelle, un nœud pour se souvenir de qui on est et de qui on veut être, et un nœud pour se souvenir de se tourner vers les autres. Ah, que serais-je sans mon mouchoir-zazou !

– Que serais-tu ? fait Maluciendôz. Mais tu es gardien des chansons, Chabadabadam.

Il se fait tard. Les ratazazous sortent un à un de la ronde, puis s’en retournent vers leur quartier.

– C’est fou, dit Zazoum à Chabadabadam, tes souvenirs sont revenus.

– Oui, n’est-ce pas ? fait Chabadabadam. C’est grâce à vous tous. Zazoum, viens avec moi, je voudrais te parler un peu. Tu sais… être gardien, c’est un beau travail.

Zazoum ne comprend pas très bien. Y a-t-il une différence entre barde et gardien des chansons ?

– Etre gardien, explique Chabadabadam, signifie mettre un don au service du monde pour préserver la communication entre ses habitants. Chaque gardien le fait à sa manière, en fonction de son don. Mon prédécesseur était gardien des parfums, un ancêtre de ta marraine Labellariane !

Chabadabadam s’assied au bord des vagues. Zazoum l’imite, se demandant ce qu’il va apprendre.

– Je suis vieux, très vieux, tu vois. Et tellement fatigué. Je crois que je suis au bout de ma vie. Dorémousse prendra la relève pour composer la Radonelle. Mais…

Zazoum secoue la tête dans tous les sens : non ! Il ne veut pas que Chabadabadam meure…

– … Mais… le nouveau gardien de la communication, continue Chabadabadam, ce sera toi. Les temps ne sont pas faciles, c’est vrai, mais le monde va déjà un peu mieux à certains endroits, j’ai remarqué qu’il a un peu changé de couleurs depuis l’an dernier. Tu as toutes les couleurs dans les yeux, Zazoum, tu peux éblouir les ratazazous et les habitants du monde rien qu’en levant les paupières si tu en as le cœur. Tu seras gardien des couleurs ! Au fond, je crois que tu l’es déjà.

Il prend Zazoum par l’épaule et lui donne le mouchoir-zazou. Puis il se lève en grommelant :

– Bon, je vais me promener au bord de la mer et dormir sur la plage, ce soir.

Zazoum le regarde s’éloigner et marcher le long des vagues. Il sent, au bord de ses yeux, que ses cils s’emmêlent. Il agite un peu le mouchoir-zazou, puis s’en sert pour essuyer ses joues.

 

 

Tout près, un habitant du monde est assis sur la dune, bouleversé, lui aussi. Il se demande s’il est devenu fou. Il avait ramassé la veille ce drôle de petit mouchoir, sans savoir. Aujourd’hui, il a entendu des bruits. Il était curieux. Et ce soir pendant un instant, ils sont devenus visibles… des petits êtres hauts comme trois citrouilles, à la peau grise et rugueuse, avec de longs, très longs cils, des oreilles en forme de coquillages et un nez en trompette. Ils formaient une ronde, et ils chantaient. Qui le croira, s’il parle de la légende de la Radonelle ?

 

C’est l’heure où le Grand Marchand du quartier passe, il est temps d’aller se coucher. Ce soir, il y a un je ne sais quoi de particulier dans le quartier. Quelque chose flotte dans l’air, de très agréable, à la fois incroyablement mystérieux et infiniment rassurant. Quel beau premier jour de vacances !

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes