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Pour la petite histoire

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La chasse aux batignolles

23 avril 2017

Je m’appelle Luciole et j’ai comme un cheveu sur la langue : mes s ne sifflent pas comme il faut. Cela fait bien rire les gens, les enfants comme les plus grands, car je ne prononce pas bien mon nom. Mais si vous supportez mon petit défaut, et si vous aimez les histoires de batignolles – ces horribles bestioles malveillantes qui font peur aux enfants comme aux plus grands –, je peux vous en raconter une bonne. Je ferai toute la lumière sur les batignolles. Parole de Luciole.

Chasse aux batignolles1

C’est arrivé la semaine dernière, dans notre quartier très calme et très comme il faut. Nous étions infestés de batignolles depuis quelques jours – ne riez pas, ça peut arriver dans n’importe quel quartier – et personne ne savait plus quoi faire pour s’en débarrasser. Tous les gens du quartier, enfants, parents, retraités, rouspétaient contre elles et s’affairaient à les chasser. C’est que ces fichues bestioles ont beau être à peine plus grandes qu’un oiseau, elles font beaucoup de mal. Elles vous battent méchamment avec leurs vilaines ailes, elles crient du mal en soufflant à vos oreilles, elles vous tirent les cheveux… Elles sortent très tôt le matin pour baver dans les jardins, dans les ronds-points, sur les voitures, sur les fenêtres et sur les murs. C’est dégoûtant, ça colle et ça prend des semaines à nettoyer. Le seul moyen pour les chasser, c’est la comptine anti-batignolles. Il suffit de la réciter très vite, très fort et sans se tromper :

Pour qui sont ces bestioles
Qui soufflent sous nos couettes ?
Passons-les à la moulinette
Passons-les à la casserole
Sottes et sales batignolles

Seulement, il ne faut absolument pas se tromper. La moindre erreur fait éclater de rire les batignolles et ça les rend super-puissantes. Elles vous attrapent et vous emmènent pour vous faire subir le supplice de l’ortie. Et alors là, malheur à vous !

Oh, c’est une comptine toute simple, « rien de plus facile… » assurent les grandes personnes. Mais en vérité, les grandes personnes ont aussi peur, même si elles ne veulent pas l’avouer. Car parfois, on oublie une partie de la comptine, ou on trébuche sur les mots… C’est vite arrivé.

 

Or un matin de la semaine passée, je suis sortie de très bonne heure avec ma voisine Libelle pour acheter en douce quelques bonbons à la supérette. Libelle oublie tout, elle est très couettes en l’air, et les gens du quartier rient d’elle parce qu’elle dit souvent des phrases idiotes qui n’ont aucun sens. Mais moi, je l’aime bien. Avec Libelle, nous avons mangé nos bonbons devant la supérette, et à la fin, comme le font souvent les enfants, nous avons torsadé les papiers d’emballage et soufflé dessus. « Volez, petites papillotes », a chanté Libelle, et les papillotes ont battu de leurs ailes toutes nouvelles et colorées en sifflant à travers les airs.

Il était encore très tôt, la rue était vide et silencieuse, et j’ai commencé à trouver ça inquiétant. On n’entendait plus une papillote voler, le ciel était menaçant. C’est alors qu’une batignolle très, très laide nous a sauté dessus. Elle nous a battues méchamment avec ses vilaines ailes et a crié du mal en soufflant à nos oreilles. « Vite, la comptine ! » j’ai crié à Libelle. Mais Libelle a gémi : « Je ne me souviens plus… » Alors j’ai essayé, j’ai commencé :

Pour qui sont ces bestioles
Qui soufflent sous nos couettes ?...

Hélas, tous ces s dans cette fichue comptine… Je ne savais pas les dire comme il faut. Ça n’a pas manqué : la batignolle a éclaté de rire. Elle a fait une grimace affreuse et est devenue super-puissante. Elle a écarté ses vilaines ailes et nous a aussitôt attrapées.

Chasse aux batignolles2

Elle nous a emmenées dans son repaire, sur le toit de la supérette, où nous avons été conduites devant le grand chef de l’horrible clique, appelé le Grand Batignol. Toutes les petites batignolles se pliaient devant lui en le flattant, « ô notre Grand Batignol bien-aimé ». En fait, elles se réjouissaient toutes de nous passer par le supplice de l’ortie !

Le Grand Batignol a d’abord montré un visage terrible, avec des yeux très méchants et une bouche toute tordue d’où dégoulinait une bave répugnante. Puis il a éclaté de rire.

Il a regardé Libelle en se frottant les mains et lui a parlé en imitant ma prononciation pour amuser les petites batignolles :

– Sais-tu ce que nous allons faire ? Nous allons te serrer les membres avec nos jolies pattes, et tourner une patte dans un sens, une patte dans l’autre, le plus fort possible pour te faire trèèèès mal, ha ha ha ! Hum, jolie bestiole, toute cette eau que nous pourrons boire et baver après t’avoir bien… ESSORÉE !

Je comprenais enfin : la technique de l’ortie, ou de l’essorage, permettait aux batignolles de récupérer toute l’eau de notre corps pour la boire. Ensuite, elles pouvaient s’en aller baver à cœur joie dans tout le quartier ! Ah, toute cette immonde bave qu’il faudrait essuyer…

Libelle était terrifiée. De mon côté, je n’étais pas rassurée, mais j’étais surtout très vexée des moqueries du Grand Batignol.

– Tu te crois malin, grand guignol baveux ! lui ai-je crié. Je suis sûre que parfois tu te trompes aussi quand tu parles.

– Moi ? a fait le Grand Batignol, surpris et un peu rouge. Euh… non, je fais toujours tout juste, moi !… Mais puisque tu me provoques, je te propose un défi. Trouve des mots qui me feront parler de travers, et je vous laisserai partir, a-t-il ricané. En revanche, si vous perdez… a-t-il ajouté avec ses yeux méchants, je vous garde pour le terrible supplice de l’ortie !

Libelle et moi, nous nous sommes mises à réfléchir à toute vitesse. Il fallait trouver une astuce, mais laquelle ? Les petites batignolles nous tiraient les cheveux pour nous déconcentrer. « Si seulement on pouvait dire la comptine sans se tromper, ça résoudrait bien des choses », ai-je soupiré. Et je m’entraînais à la dire sans estropier mes s, en murmurant pour ne pas que les batignolles m’entendent me tromper. « Il faudrait demander de l’aide aux papillotes », a dit Libelle. Voilà qu’elle racontait un tas de bêtises sans queue ni couettes. Moi, je m’en voulais : « Pourquoi ai-je eu besoin d’acheter des bonbons si tôt ce matin ! On le sait, que les batignolles sont matinales… Ah, voyons, comment les piéger ? » C’est alors que Libelle a eu une idée. Une idée de génie.

Nous en avons parlé tout doucement pour préparer notre coup. Puis nous nous sommes avancées, un peu hésitantes, vers le Grand Batignol.

– Ça y est, ô Grand Batignol, ai-je dit, nous avons trouvé un défi digne de ton talent.

– Hum, vous dites ? a-t-il fait comme s’il était occupé à autre chose. Ah oui, je vous écoute.

– Tu devras dire « Moi, bien-aimé matinal Batignol » très, très vite, très, très fort et distinctement plusieurs fois de suite ! ai-je affirmé.

– Pfff, c’est tout ? a-t-il rigolé. Rien de plus facile !

Et il a commencé : « Moi bien-aimé matinal Batignol, moi bien-aimé matinal Batignol, moi moin-aimé matinal Biatinol, moins bien-aimé batinal Biatinol… »

A ce moment, le Grand Batignol est devenu blanc et sa bouche tordue s’est paralysée. Il avait le teint baveux : il venait d’inverser des sons, il s’était trompé ! Et par deux fois, il avait mal prononcé son propre nom.

– Gagné ! a crié Libelle en battant des mains.

– … Ahhhhh, JE ME VENGERAI ! a hurlé Grand Batignol. J’enverrai toutes mes batignolles infester votre quartier !

Chasse aux batignolles3

C’était le moment : il fallait se servir de la comptine pour chasser une bonne fois le Grand Batignol et toute sa vilaine clique. Mais j’avais peur, je n’arrivais pas encore à dire tous les s comme il faut. Alors Libelle s’est jetée à l’eau. Elle m’avait entendue répéter la comptine plusieurs fois quelques minutes plus tôt, elle la savait maintenant. Mais elle manquait de confiance et ne parlait pas assez fort. C’est à ce moment que j’ai entendu des sifflements dans l’air, très clairs, très justes et très précis, qui volaient à mon secours : les papillotes ! Attrapant tous les beaux s qu’elles me donnaient, j’ai hurlé avec Libelle, très vite, et au moins vingt fois de suite :

Pour qui sont ces bestioles
Qui soufflent sous nos couettes ?
Passons-les à la moulinette
Passons-les à la casserole
Sottes et sales batignolles

Et cette fois, c’en a été bien fini du Grand Batignol et de ses stupides petits monstres : ils ont eu tellement mal aux oreilles qu’ils se sont envolés loin, très loin du quartier. Finis le supplice de l’ortie et la bave sur nos chemins, finie la peur des enfants, et des plus grands. Finie la chasse aux batignolles ! Tous les gens, enfants, parents, et retraités, peuvent maintenant dormir tranquilles sur tous leurs oreillers, dans notre quartier qui est redevenu très calme et très comme il faut.

Aujourd’hui, certains continuent quand même de dire parfois la comptine, juste au cas où. On ne sait jamais. D’autres en ont inventé une nouvelle, qui dit, sans rire, qu’on a toujours besoin d’une cervelle de Libelle et d’une parole de Luciole, dans ce qu’on a renommé, pour rire, le quartier des… Batignolles.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture et bruitages   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes