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Pour la petite histoire

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Dans ma valise, il y a...
... une botte secrète

18 octobre 2019

Quand maman est au téléphone, suivant la voix qu’elle a et les mots qu’elle dit, je sais avec qui elle discute. Ce soir, elle a une voix douce, qui se plaint un peu mais qui sourit quand même : elle parle avec grand-maman. Elle lui raconte nos bobos et nos bêtises, à Célien et à moi : ma blessure au doigt pendant le cours de gym, Célien qui s’est fait pincer par les cygnes au bord du lac, la salle de bains qu’on a inondée (parce qu’on voulait faire comme le bord du lac), l’oreiller qu’on a déchiré en se bagarrant (c’est fou ce qu’il y avait comme plumes dedans), le cahier que j’ai oublié exprès chez papa (pour ne pas avoir à faire mes devoirs). On a fait pas mal de bêtises. C’est parce qu’on s’ennuie. Il fait trop mouillé pour aller à la place de jeux, alors on s’occupe comme on peut.

– Il est où, mon doudou ? Célien me demande en jouant avec mon oursonne en peluche.

– Derrière toi, je dis en voyant deux longues oreilles au bout d’un chiffon noué aux quatre coins.

Célien agrippe son lapin, s’essuie le nez avec, puis me lance mon oursonne. Mais il vise mal, et elle atterrit au-dessus de notre armoire, derrière ma valise. Mince, c’est bien trop haut pour nous.

– Maman ? Maman ! on appelle.

Mais ce n’est pas le moment. Maman a la voix sèche, tout d’un coup, et ses mots sont devenus froids. Elle a changé de personne au téléphone. Elle parle avec papa.

Célien grimpe sur une chaise et tire sur ma valise pour libérer l’oursonne. La valise va tomber, je le sens. Je monte sur mon lit (au téléphone, le ton monte aussi) et j’essaie de retenir la valise.

Avant, maman et papa ne se parlaient pas comme ça. Mais ils ne se rappellent plus. Ils ont pris la grosse gomme et ils ont effacé ce temps-là. Maintenant, tous leurs beaux souvenirs sont perdus.

Célien pousse la valise de mon côté, et mon doigt blessé se retrouve coincé. Je crie et je lâche la valise, qui tombe par terre dans un grand fracas. Dedans, il restait trois chaussettes de réserve, du papier et des feutres, et mes nouvelles bottes de pluie : tout est tombé éparpillé à côté de la valise.

Maman accourt affolée. Elle a eu peur qu’on se soit blessés. Du coup, elle hésite à nous gronder. Elle me donne mon oursonne et promet de venir bientôt nous border. Puis elle ferme la porte.

On ne devrait pas, mais c’est plus fort que nous, on tend l’oreille. « Ils se chamaillent… ils font sans arrêt des bêtises quand ils sont ensemble », j’entends maman dire au téléphone. « Pas seulement de ma faute à moi, non ! » elle fait. Eux, ils se font sans arrêt des reproches quand ils parlent ensemble. « Peut-être », maman soupire. « Chacun d’un côté pendant la semaine ? »

D’un seul coup, ça me pique au bout des doigts comme une blessure et ça me pince comme un bec de cygne au bout du cœur. J’ai peur. « Juste quelque temps », maman continue. « L’école de Luce est près de chez toi, celle de Célien à deux pas d’ici, ce serait plus simple pour tout le monde. Ah, comment savoir… » Je n’en reviens pas. Ils parlent de nous séparer, Célien et moi.

Célien n’a pas compris les mots, mais il a compris que c’est sérieux, parce qu’il a vu qu’il y a une inondation dans mes yeux. De rage, je prends les feutres et je les jette sur le lit. S’ils font ça, j’irai voir le juge pour les familles ! Il ne faut pas nous séparer, je murmure comme un appel silencieux.

Puis je ramasse une des bottes de pluie. Il y a un canard dessiné dessus. Je le regarde en pleurant. Avant, on allait tous ensemble au bord du lac. Papa disait : « Regardez là-bas, un canard qui fait des signes. » Moi, je lui disais que non, qu’un petit canard vert et gris ne peut pas faire un cygne blanc plus grand que lui… Maintenant, j’ai compris. Il ne parlait pas de l’oiseau au long cou, mais du petit geste qu’on fait pour s’appeler : un clin d’œil, ou un coucou (un autre oiseau, en fait).

Je serre la botte contre moi et je mets mes souvenirs dedans. Je ne les ai pas perdus, moi. J’ai un truc imparable : une super-mémoire. Maman le sait. C’est pour ça que ça n’a pas marché, le coup du cahier chez papa. Je n’oublie jamais rien. Contrairement à Célien, mais c’est parce qu’il est plus petit. Grand-maman lui a dit de faire un nœud à son mouchoir pour se rappeler plus facilement.

Devant nous, le couvercle de la valise est tout tordu. Je l’examine. Un bord est fendu à l’extérieur, et à l’intérieur un bout de tissu de la doublure s’est déchiré. On dirait qu’il y a un espace derrière. Je soulève un peu, pour voir… Et qu’est-ce que je découvre entre la coque et le tissu ?

– Un endroit secret ! Célien s’écrie.

– Un endroit secret pour une botte secrète, je dis en y glissant ma botte de pluie pleine de souvenirs. Ce sera notre coin à trésors, d’accord ?

– D’accord, il dit en posant son doudou-mouchoir sur ma joue pour effacer mes larmes.

– On pourra y cacher des objets magiques qui nous aident à voyager entre chez maman et chez papa. Il ne faudra pas les oublier. Ce sera un jeu pour quand on s’ennuie, un jeu sans bêtises.

Je regarde par terre et j’attrape mes trois chaussettes de secours. Je les mets dans l’endroit secret.

– Dans ma valise, il y a trois chaussettes à trous et… une botte secrète ! je dis avec un clin d’œil.

Puis je prends une feuille, je choisis mon plus joli feutre, et j’écris avec mes mots à moi qu’on ne se bagarre pas si souvent que ça, Célien et moi, et que je veux voyager avec lui toute la vie. Je plie la feuille, je la cache dans la botte secrète, et j’attends sagement le bisou de maman.

Une botte secrète

Le lendemain, sur le chemin de l’école, il pleut tout gris. Je sautille avec mes nouvelles bottes de pluie et je cours loin devant maman et Célien. Au coin de la rue, ni vu ni connu, je sors de ma botte l’enveloppe adressée à : Monsieur le juge pour la famille de Luce et Célien, Tribunal de la ville. Prioritaire, et je la glisse en secret dans la boîte aux lettres. J’espère que le juge comprendra, et qu’il ne se fâchera pas (pour aider, j’ai dessiné des sourires). J’ai tout avoué pour le cahier, l’oreiller déchiré, et la valise. Mais tout en bas, j’ai ajouté que parfois les adultes aussi font des bêtises.

Une botte secrète… A ne pas oublier, pour la prochaine fois.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustration   Alicia Durand
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes