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Pour la petite histoire

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Le chant des eaux

4 février 2020

C’est un drôle de chemin que celui emprunté ce matin, dans les premières couleurs de l’aube, par la jeune bourlinguedingue Delphina. On dirait qu’elle suit des lignes invisibles qui sillonnent ce bourg de bord de mer de la terre Rouge, choisissant avec assurance la rue à prendre, glissant avec aisance entre les façades gris métal des maisons resserrées et sur les ponts tournants des différents canaux. De temps à autre, sans interrompre sa course, elle se retourne pour vérifier que personne ne s’est perdu en route. Alors, au bout d’une chaînette fixée à une élégante barrette sur sa tête, un petit boîtier brillant rempli de poudre bleue se balance doucement sur ses cheveux. C’est ce boîtier qu’Alix, qui marche juste derrière elle, essaie de ne pas quitter des yeux dans les passages les plus sombres, encore privés des rayons roses du soleil levant.

Malgré la fatigue, Alix s’efforce de suivre le rythme rapide de Delphina, admirant sa légèreté et sa facilité à se déplacer en silence. Elle soupire en entendant dans son dos les pas bruyants de son gnome domestique Vivestido et les murmures animés de leurs deux compagnons de route, Victor et Blondingus. Ces deux-là ne cessent de se disputer depuis qu’ils ont quitté le port.

– A cause de toi, on a failli se faire repérer par la brigade de la méfiance ! reproche Victor.

– Relax, gamin, fait Blondingus. C’était une petite brigade de proximité, pas la milice continentale.

– Mais qu’est-ce qui t’a pris de révéler le but de notre voyage aux marins ? se fâche Victor.

– Je ne pouvais pas savoir que l’un d’eux était de la famille du brigadier en chef ! se défend Blondingus. J’essayais de faire ami-ami avec eux pour pouvoir voyager à moindres frais, figure-toi. En prenant par la mer, on aurait pu rallier la terre du Levant d’une seule traite.

– Oui, beau programme : un itinéraire infesté de loups de mer, rétorque Victor. Ce sont les pires loups du continent, à ce qu’on dit. Sans blague, le transport n’était même pas assuré par la guilde !

– Eh, je suis un bourlinguedingue, moi ! J’ai beau être encore apprenti, je connais les transports et les chemins. Cesse un peu de faire ton Vivestido, dit Blondingus en mimant le gnome apeuré.

– Oh, ça, ce n’est pas gentil du tout, sieur Blondingus ! intervient Vivestido indigné.

– D’ailleurs, qu’est-ce qui nous dit que le transport de cette jeune femme est moins dangereux ? continue Blondingus en regardant Delphina. On ne sait même pas où elle nous emmène.

A ces mots, Alix se tourne vers eux avec un regard furieux et leur fait signe de se taire. La veille, la soudaine proposition de cette inconnue, membre officielle de la guilde des bourlinguedingues au vu du petit boîtier de poudre de dingue qu’elle portait sur elle, leur a enfin offert une occasion de continuer leur voyage après de longs jours d’attente et d’hésitation. Ce faisant, elle les a aussi tirés d’un bien mauvais pas alors que les brigadiers de la méfiance commençaient à s’intéresser à eux. Assurément, il serait malvenu de la froisser, pense Alix.

Devant elle, la bourlinguedingue continue son drôle de chemin sans se laisser distraire. Alix, elle-même issue d’une famille de bourlinguedingues, s’entraîne à sentir l’air sur sa peau et sous son nez pour s’orienter, comme on le lui a appris. Elle est confiante : Delphina les mène sur un bon chemin.

La veille à l’auberge du port, tandis que Blondingus négociait avec les marins un passage vers l’est par bateau-louche télécommandé, Delphina, témoin de la scène, est venue se présenter à Alix. Il existait une autre voie pour gagner les confins est de la terre Rouge, l’a-t-elle informée. Sans révéler la nature de son voyage ni son statut de stagiaire bourlinguedingue, Alix lui a confié qu’elle cherchait à se rendre en terre du Levant. C’est ainsi qu’elles se sont donné rendez-vous sur le port au petit matin, casse-croûte en main, pour rejoindre ensemble le départ de cette mystérieuse voie.

Ils marchent depuis près d’une lieue, maintenant. Soulagée de quitter ce bourg devenu dangereux, et d’éviter le peu rassurant bateau-louche, Alix est aussi contente d’avoir enfin trouvé une femme sur son chemin. Cette inconnue lui fait du bien. Non loin d’eux, le soleil encore discret se faufile entre les feuilles d’un arbre et vient se refléter sur l’eau un court instant, comme un clin d’œil.

Delphina prend alors un escalier étroit qui les conduit dans une galerie souterraine. On croirait entendre des souris, ou serait-ce un clapotis ? Lorsque Delphina s’arrête enfin, son bras les retient. A leurs pieds s’étend une large bande brillante agitée de légers remous : un canal.

– Chut, fait Delphina. Ecoutez… On dit que les eaux murmurent un secret pour chacun de nous.

Alix, Vivestido, Victor et Blondingus se taisent, perplexes. Ils n’entendent qu’un grouillement confus. Delphina a dû forcer un peu sur la poudre de dingue ces derniers temps, se disent-ils.

– Ce canal traverse la terre Rouge d’ouest en est, jusqu’au bras de mer qui sert de frontière avec la terre du Levant, explique-t-elle. Il permet aux voyageurs d’éviter les dangers de la mer.

S’agenouillant au bord de l’eau, Delphina en scrute les profondeurs avant de faire vibrer ses lèvres puis d’y tremper son bras, suivant une ligne imaginaire. Soudain, des rides se dessinent sur l’eau, un glouglou de plus en plus fort se fait entendre, puis une vague gigantesque les éclabousse qui résonne dans toute la galerie. Alix et ses amis reculent aussitôt de quelques pas. Sous l’eau ruisselante, ils distinguent une masse couverte d’écailles luisantes sur laquelle quatre nageoires, trois grandes et une petite, se dressent de toute leur hauteur. A l’avant, un peu de vapeur jaillit de deux trous ressemblant à des narines et, juste au-dessus, deux écailles bordées de cils s’ouvrent sur de grands yeux. Devant eux se tient un animal de la taille de cinq loups de mer au moins.

Le chant des eaux 1

Impressionnés, les quatre amis ne bougent plus. Même Vivestido, d’ordinaire si bavard, reste sans voix. Tout en caressant la tête de l’énorme animal, Delphina attrape son licou et y fixe les rênes de pilotage. La première, Alix se rapproche lentement, émerveillée par cette drôle d’embarcation.

– Est-ce que c’est une carabelle ? demande-t-elle après un instant.

– Oui, bravo ! répond Delphina. Très peu de gens connaissent cette race de jument-vapeur.

– C’est ma sœur Amelia qui m’en a parlé une fois, dit Alix. Elle est bourlinguedingue étudiante en navigation. Je suis sûre qu’elle rêverait de l’essayer.

Blondingus, Vivestido, et enfin Victor s’avancent à leur tour pour voir la carabelle de plus près.

– Beau châssis… je veux dire : beau profil, fait Blondingus. Je n’ai jamais rien vu de pareil.

Delphina sourit, puis installe une petite couverture de cuir imperméable sur le dos de l’animal.

– Est-ce qu’on peut vraiment voguer… là-dessus ? demande Victor incertain.

– Bien sûr ! s’exclame Vivestido. Les juments-vapeur sont de formidables moyens de transport. Elles sont réputées pour leur longue autonomie : quand elles sont fatiguées de nager, elles peuvent se servir de leurs nageoires ultralégères comme de voiles et avancer grâce au vent.

– Comme tu es savant, cher Vivestido ! le flatte Blondingus. Tu as déjà pris une jument-vapeur ?

– Ça m’est arrivé dans ma jeunesse, avec le grand-père d’Alix, répond le gnome, sur la mer de la terre du Couchant. Bien sûr, ce n’était pas une carabelle.

– Les carabelles ont la particularité d’être plutôt dociles et très agiles, précise Delphina, ce qui est indispensable sur de petits cours d’eau comme celui-ci. Alors, prêts à embarquer ?

Le chant des eaux 5

Soudain ramenée à la réalité, Alix ouvre sa sacoche et en sort une poignée de dominos.

– Le voyage coûte 6 points par passager jusqu’au bras de mer du Levant, la moitié si vous vous arrêtez à l’écluse du bois Rouge, déclare Delphina.

Après avoir compté les points de dominos qui leur restent, Alix hausse les épaules.

– Dans ce cas, nous nous arrêterons au bois Rouge, dit-elle.

– Un réhausseur pour le petit monstre, peut-être ? propose Delphina en regardant Vivestido.

Lorsque la carabelle est prête, Delphina prend à sa ceinture une perforeuse en forme de nageoire marquée du sceau de la guilde des bourlinguedingues et composte les 12 points convenus sur les petites plaques en argent que lui tend Alix. Puis, portant la main à ses cheveux, elle détache de sa barrette son boîtier de poudre de dingue, l’ouvre, et jette deux pincées de bleu sur chacun d’eux afin de prévenir un éventuel mal des transports. Harcelée par Vivestido, Alix tire enfin son collier de sous sa chemise, en ouvre discrètement le joli pendentif multicolore et offre un supplément de poudre à son cher gnome, particulièrement sensible – et particulièrement difficile, de l’avis d’Alix.

Ils sont impatients de monter sur la carabelle. Seul Victor, qui avoue ne pas être à l’aise avec les animaux aquatiques, se tient à distance, hésitant entre la peur de se noyer et celle d’être dévoré.

– Ne t’inquiète pas, elle est très gentille, lui dit Delphina en donnant de petites tapes sur l’encolure de l’animal, qui fait les yeux doux.

Le chant des eaux 2

Avec un peu d’aide, les quatre amis parviennent à s’installer l’un derrière l’autre à califourchon sur la carabelle. La dernière, Delphina grimpe à la tête de l’équipée. Elle saisit les rênes de l’animal avec élégance, comme on dessinerait un trait d’union entre deux caractères, et fait un petit bruit avec sa langue. La carabelle grommelle, puis démarre.

Au début, cela tangue un peu, et il faut quelques minutes à Alix et ses amis pour s’habituer. Mais rapidement, même Victor se sent en sécurité, bien qu’il rechigne à poser ses mains sur l’animal. Autour d’eux, tout est silencieux. On n’entend que les vaguelettes qui naissent sous leur passage.

Fatiguée, Alix sent ses yeux se fermer tout doucement, quand soudain la carabelle se cabre et s’agite, secouant tous les passagers.

– Tenez-vous bien ! leur crie Delphina qui tente de calmer l’animal.

Blondingus se cramponne à Victor terrorisé, qui se cramponne à Alix désormais bien réveillée, qui tente d’agripper la taille de Delphina en maintenant le petit Vivestido serré contre elle. Delphina sort aussitôt de sa poche une fiole contenant un liquide bleu foncé et en verse quelques gouttes sur la plus courte des quatre nageoires de la carabelle, où une longue cicatrice en forme de virgule indique qu’elle a été amputée. Alix la regarde, troublée. Mais déjà, la carabelle se détend et replie la tête. Tout redevient calme, et le voyage continue. Quelques instants plus tard, leurs yeux se plissent devant une lumière qui grandit, puis le bruit du canal s’accompagne du chant d’un oiseau et de gouttes de pluie qui font des ronds dans l’eau. Ils arrivent à l’air libre.

Au-dessus d’eux, le ciel de la terre Rouge s’éclaircit peu à peu. Autour d’eux, il n’y a que des prés jaunis, parsemés de rochers couleur ocre. Le bourg est derrière eux.

– Dame Delphina, demande alors Alix, d’où vient cette terrible blessure sur votre carabelle ?

Les épaules de Delphina se crispent, et ses doigts se resserrent brusquement sur les rênes de pilotage. Elle ne répond pas. Alix frissonne. On croirait que sa question a jeté un froid, ou serait-ce le temps qui fraîchit parce qu’ils remontent le canal vers le nord ? Le cours d’eau s’étire devant eux dans l’air vif, plein des murmures de la nature, sur un pont qui enjambe un petit vallon.

– Si on mangeait notre casse-croûte ? propose Vivestido pour détendre l’atmosphère. Je me sens un peu tremblotant, tout à coup. C’est que nous n’avons rien avalé depuis hier soir !

– C’est vrai, fait Delphina l’air radouci. Les voyages, ça creuse, pas vrai ? Mangeons.

Laissant la carabelle naviguer en mode automatique, elle s’installe face à eux sur la couverture de cuir et sort une boîte à repas contenant un appétissant requin dauphinois. Alix et ses amis l’imitent, déballant le pique-nique préparé la veille par l’aubergiste. Ils attaquent leur dare-dare de saumon sous la pluie et les pucerons lorsque Delphina, les yeux sur le canal, se racle la gorge.

– C’était il y a quelques années, commence-t-elle.

Alix, Vivestido, Victor et Blondingus lèvent la tête surpris, et font silence.

– C’était sur une autre terre, continue-t-elle en mangeant son requin dauphinois, dans une grande ville au bord d’un lac, où se construisait en secret une nouvelle ligne de méfiance.

Alix sent une petite piqûre dans sa poitrine. Elle ne s’y habitue pas. A chaque fois qu’elle entend parler des lignes de méfiance, elle ressent un malaise. C’est pourtant tout droit vers l’une d’elles qu’elle se dirige afin d’accomplir son travail de stage, et là-bas, la peur ne lui sera d’aucune aide. Mais comment ne pas être effrayée par un ouvrage qui n’existe que pour empêcher des gens innocents de se rendre librement, et tout simplement, d’un endroit à l’autre ?

– J’étais encore une enfant, raconte Delphina, et je dansais la ribouldingue. Mes parents étaient morts deux ans plus tôt dans un accident sur le chantier de cette maudite ligne où ils étaient ouvriers… Je hais les lignes de méfiance, siffle-t-elle avec colère, elles ne font que séparer les gens qui s’aiment. Heureusement, mes parents m’avaient appris très tôt à danser et, comme j’adorais ça, ils m’avaient fait prendre des cours professionnels. Je suis rapidement devenue petit mulot du chapiteau, comme on les appelle, puis danseuse cadette dans le cirque aquatique de la région.

Tout en parlant, Delphina exécute des figures avec ses bras pour leur montrer. Puis, en un geste, elle se met debout sur les mains, écarte les jambes et fait une triple roue sur le dos de la carabelle, avec une maîtrise parfaite et une grâce à couper le souffle. Assurément, cette ribouldingue-là est plus élaborée que la ribouldingue populaire qu’on danse dans les auberges de jeunesse, se dit Alix.

– Grâce à cela, à la mort de mes parents, j’ai pu gagner ma vie comme danseuse de ribouldingue au cirque, explique Delphina. J’ai travaillé avec cette carabelle depuis le début. Elle avait son caractère – comme moi – mais nous nous sommes tout de suite bien entendues. Chaque soir, nous enchantions le public avec notre numéro sur le lac, sous les éclairs-lasers du chapiteau. Je ribouldinguais sur son dos, puis elle plongeait, me maintenant en l’air grâce à ses nageoires et me faisant descendre lentement sur le lac jusqu’à ce que j’effleure la surface de l’eau.

Comme pour donner vie à ce récit, la carabelle dresse ses nageoires en forme de voiles et soulève Delphina un bref instant. Alix admire la confiance qu’elles se portent toutes les deux. Victor et Blondingus sont subjugués.

– Mais un jour, poursuit Delphina de nouveau assise sur la couverture de cuir, un grand monstre qui rôdait près de la ligne de méfiance a attaqué ma carabelle. Il l’a mordue avec une telle violence qu’il lui a arraché la moitié d’une nageoire. Ce jour-là a été le pire de ma vie – après le jour de la mort de mes parents, bien sûr. J’ai soigné la blessure du mieux que j’ai pu, et elle a fini par cicatriser. Mais ma carabelle restait paralysée par la douleur. Notre numéro de ribouldingue était fichu, bien sûr. Mais le plus difficile était de la voir souffrir sans pouvoir l’apaiser. J’ai pleuré. Puis j’ai cherché de l’aide. J’ai d’abord consulté le meilleur docteur-réparateur de la ville, qui a voulu lui faire une piqûre – le pauvre a failli se faire dévorer –, puis le meilleur mécanicien-médecin, qui a déclaré que sa mécanique était grippée – la mécanique lui a éternué dessus si fort qu’il s’est envolé, et je ne l’ai jamais revu.

A ce moment, la carabelle souffle bruyamment de la vapeur par ses narines, ce qui fait rire tout le monde. Des grenouilles effrayées lui répondent. Puis on n’entend plus que la mélodie de la pluie fine qui éclabousse les ailes des libellules et chicane l’eau du canal comme un claquement de langue. Les eaux cherchent-elles à dire leur secret ? se demande Alix, oubliant son pique-nique.

– Finalement, reprend Delphina, sur le conseil de l’un des gnomes domestiques du cirque qui avait beaucoup bourlingué, je suis partie à la recherche d’un certain botaniste-artiste, spécialiste des maux. Il était un peu farfelu et n’avait pas inventé l’eau tiède – même si j’allais découvrir plus tard qu’il avait inventé autre chose de très précieux – mais il était gentil. Il m’a préparé un remède à partir d’une poudre de sa composition, qu’il a fait macérer puis chauffer selon une technique des temps anciens. Il en a extrait un liquide très fort, capable de soulager les pires douleurs.

Fouillant dans sa poche, Delphina sort de nouveau sa fiole remplie de liquide bleu foncé.

– Quelques gouttes de ce cordial ont suffi à ranimer ma carabelle et à la refaire bouger. Depuis ce jour-là, je lui en donne quand elle a mal, comme tout à l’heure. Grâce à ça, elle peut de nouveau nager. Malheureusement, elle n’a plus jamais réussi à danser : elle est handicapée à vie.

Tandis que Delphina marque une pause, ils entendent comme de gros points de suspension tomber au fond de l’eau. Non loin d’eux, des pêcheurs-égoutteurs lancent leur ligne dans le canal. Alix termine son dare-dare de saumon.

– Mais sans s’en douter, conclut Delphina, ce savant farfelu m’a donné une merveilleuse idée. Puisque ma carabelle pouvait nager, elle pouvait être très utile. J’ai décidé d’en faire une jument-vapeur de transport et de continuer à travailler avec elle : j’ai choisi de devenir bourlinguedingue.

Vivestido et Blondingus applaudissent vivement à cette excellente conclusion. Alix, elle, regarde le petit boîtier dans les cheveux de Delphina, mouillés par la pluie pourtant invisible.

– Et le cirque ne vous manque pas ? demande Blondingus.

– Si, parfois, dit Delphina. Mais le jour où je suis entrée dans la guilde a été le plus beau jour de ma vie. Je me sens bien sur ce canal. Contrairement aux lignes de méfiance, c’est une ligne qui se laisse franchir, et qui appartient à tous. Le canal sépare, mais il rassemble aussi les habitants des deux côtés, qui viennent puiser à la même eau. La seule chose qui me rend triste, ajoute-t-elle, c’est que mes parents ne soient pas là pour voir ce que je suis devenue. Eux, oui, ils me manquent terriblement. Et je ne connais aucun cordial capable de calmer cette douleur-là.

Victor, jusqu’ici silencieux, prend un air sérieux.

– Moi aussi, je suis orphelin, dit-il à Delphina.

Puis, curieux d’en savoir plus sur les circonstances de son entrée dans la guilde, il lui demande :

– Dame Delphina, pourquoi dites-vous que c’est le botaniste-artiste qui vous a donné l’idée de devenir bourlinguedingue ?

– Parce que ce savant n’était pas n’importe quel savant, répond Delphina. C’était le grand Fridolo.

A ces mots, le gnome Vivestido sursaute et ouvre de grands yeux.

– Par tous les petits monstres du continent ! s’exclame-t-il. L’inventeur de la poudre de dingue ?

– Oui, s’amuse Delphina. Le cordial n’est rien d’autre qu’une liqueur de poudre de dingue. Avant de rencontrer Fridolo, je ne connaissais pas grand-chose au monde merveilleux des transports car je n’avais jamais voyagé. Sa poudre de dingue m’a intriguée, et j’ai demandé à la guilde de me former. Aujourd’hui, ma carabelle et moi travaillons toujours ensemble, juste d’une autre manière.

Le récit de Delphina laisse Alix songeuse. Elle regarde au-delà de la rive sud : le terrain descend à pic depuis le canal. Eblouie par un immense lac brillant au soleil en contrebas, elle se dit qu’elle aimerait bien naviguer plus tard, elle aussi, comme sa sœur Amelia, comme Delphina.

Fatiguée, la carabelle se laisse désormais pousser par le vent, toutes nageoires dehors. Sur les bords du canal apparaissent les premiers arbres. Sans doute approchent-ils de l’écluse du bois Rouge. C’est alors qu’ils sentent les gouttes de pluie devenir plus épaisses, et en même temps plus légères, plus souples, et plus poudreuses. Vivestido et la carabelle froncent le nez sous ces morceaux de douceur mouillée, Victor et Blondingus tirent la langue, se disputant pour les avaler en premier, et Delphina rit. Quant à Alix, la fatigue la rattrape, elle aussi. Bercée par la lenteur des flocons de neige qui tombent comme des notes de musique sur l’eau du canal, elle rêve déjà de cirque, de la terre du Levant, et de la grande ligne de méfiance… Si seulement on pouvait la transformer en quelque chose qui ressemble à ce canal, pense-t-elle. Un gros flocon se pose alors sur son front comme un baiser, le même que celui de sa mère au coucher. Elle s’endort.

 

Il suffit d’un cri de Vivestido pour la réveiller :

– Attention !

Un courant incontrôlable les déporte subitement vers la rive sud du canal qui surplombe la plaine.

– Il y a une brèche dans le barrage, s’alarme Delphina en tentant de redresser sa carabelle.

Ils distinguent en effet un énorme trou dans un mur de pierres et de rondins. L’eau s’y écoule impatiente, formant une rivière qui se déverse avec violence le long de la falaise, jusque dans le lac en contrebas. Le courant de plus en plus fort les entraîne à leur perte. Alix, prise de panique, se met à trembler. Une pensée terrible l’assaille : et si elle ne revoyait jamais sa famille ? Ses frères et sœur Albatrus, Amelia et Arno, son grand-père, son père… et sa mère qui lui manque tellement.

Tout se passe alors très vite. Blondingus saute de la carabelle et nage jusqu’au barrage.

– Sieur Blondingus, c’est beaucoup trop dangereux ! lui crie Vivestido en se cachant les yeux.

D’un côté, Blondingus s’agrippe à la branche d’un rondin avec ses mains, de l’autre il coince ses pieds sous une racine, s’étirant de tout son long pour boucher l’ouverture. Blondingus est grand et costaud, le plus grand et le plus costaud d’entre eux, sans aucun doute.

– Dépêchez-vous, avancez ! leur crie-t-il.

Debout sur sa carabelle au maximum de sa puissance, Delphina serre les doigts sur ses rênes de pilotage, qu’elle manie avec grâce et savoir-faire. Alix, Victor et Vivestido se servent de leurs bras pour ramer dans la bonne direction. Après des efforts intenses, ils sont enfin hors de danger, sur une eau de nouveau calme.

Lorsqu’ils se retournent pour voir Blondingus, celui-ci, épuisé, lâche une main. Puis l’autre…

– NON ! hurle Alix.

Mais la force de son cri ne peut rien contre la force du courant. Blondingus est emporté dans l’écume bourdonnante de la chute d’eau, dans le plus terrible, le plus triste chant des eaux.

– Il nous a sauvés, fait Victor anéanti avant d’enfouir son visage dans ses mains.

– Nous, oui, bredouille Vivestido tout ébranlé. Mais pas lui. Ça, ce n’est pas gentil du tout…

 

Moins d’une lieue plus loin, éclairée par le soleil, apparaît une écluse. Les voilà arrivés à l’orée du bois Rouge. Delphina aide ses passagers à descendre de la carabelle. Une fois sur la rive, Alix s’écroule et fond en larmes. Pourquoi, pourquoi a-t-elle laissé Blondingus se perdre en route ?

Secouée, elle aussi, Delphina s’agenouille près d’elle et tente de la consoler.

– C’est mon voyage, sanglote Alix, c’était à moi de décider. Il n’aurait pas dû faire ce qu’il a fait.

– Mais il était le seul à pouvoir le faire, dit Delphina. Tu sais, ajoute-t-elle en jetant un regard vague vers le lointain, cette chute d’eau était haute mais le lac, en bas, est profond. Blondingus devrait pouvoir s’en sortir. Ne sois pas triste, je suis sûre que tu le reverras.

Alix se redresse et essuie ses yeux rougis. Les paroles de Delphina lui font du bien.

– Maintenant, tu dois te concentrer sur ton fameux voyage, dit Delphina, tu as un travail important à faire. Désamorcer une ligne de méfiance, ce n’est pas rien…

Alix lève brusquement la tête vers Delphina.

– Comment savez-vous ? fait-elle alarmée.

– Tu as parlé dans ton sommeil, tout à l’heure, sourit Delphina. Ne t’inquiète pas. Mon histoire et ma condition de bourlinguedingue me font suffisamment détester les lignes de méfiance pour que je tienne ma langue. Je n’ai qu’une seule envie : que tu réussisses.

Tendant à Alix une main pleine de force et de confiance, Delphina l’aide à se relever :

– Amies ?

– Amies, répond Alix. Mon problème, c’est que je ne suis que stagiaire, avoue-t-elle. Et personne ne m’a encore dit comment m’occuper de cette satanée ligne de méfiance.

– Tu devrais peut-être prendre plus de poudre de dingue. Il paraît qu’elle ne soigne pas seulement le mal des transports mais qu’elle rend aussi très créatif : c’est Fridolo lui-même qui me l’a dit.

– Oh oui, dit Vivestido tout à coup intéressé. Elle a plus d’une vertu, je l’ai souvent entendu dire !

Delphina regarde Alix droit dans les yeux en prenant une longue inspiration :

– Ecoute, dit-elle. Ma carabelle n’a pas été mutilée par n’importe quel grand monstre : il s’agissait d’un loup de méfiance – plus dangereux que dix loups de mer, tu peux me croire. Et la ligne de méfiance construite près du cirque n’était pas n’importe quelle ligne : elle était appelée à devenir très grande, la plus grande de toutes. Le chantier a été officialisé il y a quelques mois, paraît-il. Mais en vérité, sa construction a commencé il y a plusieurs années déjà… en secret.

Effrayée, Alix croit comprendre ce que Delphina cherche à lui dire.

– Je viens de la terre du Levant, dit enfin Delphina. La ligne de méfiance dont je vous ai parlé n’est autre que la grande ligne de méfiance qui inquiète tant la guilde et le continent tout entier. En tant qu’amie, je me devais de t’informer, afin que tu agisses avec prudence. Disons que c’est aussi ma manière de participer à la lutte contre la méfiance.

Alix vient tout contre elle et la serre entre ses bras.

– Je suis contente de t’avoir rencontrée, jeune stagiaire, lui dit Delphina. Tes connaissances et ton grand cœur seront très utiles à la guilde, et au continent tout entier, j’en suis sûre. Et puis, ajoute-t-elle en regardant Victor et Vivestido, tu as de la chance, tu n’es pas toute seule…

Alix s’écarte pour laisser ses deux amis prendre à leur tour congé de Delphina. Puis tous trois vont faire leurs adieux à la carabelle. Même Victor, qui n’ose d’abord toucher que ses rênes et son licou, finit par caresser avec confiance ses écailles luisantes, sur lesquelles ruisselle l’eau du canal.

La confiance… Voilà peut-être le secret caché pour elle dans le chant des eaux, pense Alix. Malgré les séparations, les épreuves, le chagrin et la fatigue : avoir confiance.

Déjà sur sa carabelle, Delphina agite vers eux son bras gracieux. Elle fait un petit bruit avec sa langue, et la carabelle grommelle. Elles sont prêtes à passer l’écluse.

Le chant des eaux 3

Alix, son gnome Vivestido et leur ami Victor, toutes leurs pensées tournées vers Blondingus, le plus chic des bourlinguedingues apprentis, s’enfoncent dans les forêts de la terre Rouge. Les jeux d’ombre et de lumière à travers les branches, dessinant des traces mauves et beiges qui se déplacent sur le sol parsemé de neige, en font un lieu à la fois beau et inquiétant. Assurément, ils ne sont pas au bout de leurs surprises. Assurément, ils ne seront pas trop de trois pour affronter la fin de ce voyage. Déterminée à gagner la terre du Levant, Alix avance, se glissant avec aisance entre les arbres, choisissant avec assurance la direction à prendre. Pour s’orienter, il lui suffit de se fier à l’air sur sa peau et sous son nez, comme sa mère le lui a toujours montré. Assurément, sa mère serait fière d’elle.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes