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Pour la petite histoire

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Le bout de souffle

24 décembre 2018

Le petit salon de la Cabane sent bon, ce matin. Fanzine respire l’odeur du pain d’épice qui se mélange à celle des aiguilles de sapin. Elle a de la peine à croire que le temps a passé si vite depuis son arrivée à l’école à la montagne. C’est le 24 décembre, et avant le soir, son frère Tiloui et elle seront de retour chez eux, à la rue Clochère avec leurs parents. Ils devraient déjà y être, normalement. Mais il y a eu cette tempête la veille, juste après l’arrivée de « papi Sylvon », le frère de leur professeur d’énergie M. Racine. Le vent a été si fort qu’il a fait tomber des arbres en travers de la route qui descend vers la plaine. La directrice de la Cabane, Mme Lumière, a dit qu’il fallait attendre que la route soit dégagée. Même le spicologue M. Tournemain, venu leur rendre visite une dernière fois avant la fin du camp, a dû se résoudre à rester parmi eux un jour de plus.

– Le plus ennuyeux, c’est cette coupure de courant ! dit-il à papi Sylvon. Avez-vous pu joindre vos enfants pour les avertir que vous étiez bloqué ici ?

– Eh non, répond papi Sylvon. Rien ne fonctionne, le vent a fait des dégâts aussi bien sur les lignes téléphoniques qu’électriques. Mon téléphone mobile est déchargé et celui d’Emilion aussi.

M. Racine, perché sur une échelle devant le grand sapin décoré, confirme d’un clin d’œil.

– Le mien aussi, hélas, dit M. Tournemain. C’est rare d’avoir une coupure aussi longue. Nous devrions demander à vos chers élèves de nous dépanner, qu’en pensez-vous, Emilion ?

– Ils en sont capables, aucun doute, répond M. Racine. Surtout dans l’état d’excitation actuel. Vous n’imaginez pas tout ce que le syndrome peut faire pour nous…

Fanzine se joint aux autres enfants, qui courent dans tous les sens autour du sapin. Ils donnent le tournis à papi Sylvon. Caline et Houmaï déplacent sans cesse les figurines, Maris et Solis renversent les boîtes de biscuits, Aymon et sa grande sœur Lauris se disputent pour accrocher une boule au sapin. Si le syndrome dont sont atteints les enfants qui viennent à la Cabane leur donne la capacité de produire de l’énergie sous diverses formes, il les rend aussi extrêmement agités. Ce matin, pourtant, la fête et la perspective du retour à la maison suffiraient à rendre n’importe quel enfant agité. Même Crocus, l’écureuil de compagnie de Fanzine, ne tient pas en place. Il fait des allers et retours sur le majestueux tronc d’arbre qui sert de pilier principal à la Cabane, au risque de rester coincé entre le tronc et le plancher du premier étage.

Le bout de souffle 1

Tandis que leur ducatrice, la vieille Mlle Floribert, aide les plus jeunes à décorer le petit salon, les grands s’amusent à utiliser leur trop-plein d’énergie pour créer de l’électricité pendant quelques instants. Devant papi Sylvon émerveillé, ils deviennent d’abord lumineux sur une partie de leur corps, puis allument des objets autour d’eux. Lauris et son amie Clara font clignoter les guirlandes électriques du sapin, Bali parvient à faire fonctionner la radio qui diffuse des chants de circonstance, et Babok fait naître de petites flammes sur les bougies. Fanzine rivalise avec Aymon pour essayer de les imiter. La Cabane s’éclaire de partout, avec encore plus de couleurs que d’habitude. Seul Tiloui reste silencieux dans son coin. Tout à l’heure, il n’a réussi à allumer la guirlande que pendant une toute petite seconde. Il fait la tête.

Mais Fanzine s’impatiente avec Crocus. Cette fois, il est bel et bien coincé en haut du tronc. Papi Sylvon essaie de le récupérer.

– Ce sont des tournesols, sur votre cravate ? demande Fanzine à papi Sylvon. Ils sont très jolis !

– Oh, ils te plaisent ? fait papi Sylvon en posant la main sur sa poitrine. Quand je travaillais comme médecin, tous mes petits patients l’adoraient. C’est pour ça que je l’ai mise pour venir ici.

– Ah, vous êtes docteur ? Comme M. Flambs, le docteur du syndrome ? continue Fanzine. C’est drôle, vos tournesols, ils ressemblent à des soleils…

– Oh, mais évidemment ! s’irrite Tiloui. A quoi veux-tu que ça ressemble ? C’est leur nom : tournesols, « qui se tournent vers le soleil ».

Fanzine devient rouge de colère. Les vagues de ses cheveux s’agitent, annonçant la tempête.

– Ah, et ça veut forcément dire que ça ressemble au soleil ? lui crie-t-elle. Et d’abord, toi, tu n’arrives même pas à t’allumer aussi longtemps que moi, alors arrête de me pomper l’air !

Le bout de souffle 2

– Eh oui, je suis docteur, en effet, dit papi Sylvon essoufflé, les bras tendus vers le haut du pilier.

Il recueille Crocus, puis le tend à Fanzine. Sur son échelle, M. Racine appelle son frère. Il aurait bien besoin d’aide, lui aussi. Il essaie tant bien que mal de fixer une étoile au sommet du sapin. Mais papi Sylvon ne l’entend pas. Il a posé son oreille sur l’écorce du grand tronc.

– Les arbres ne sont pas si différents des humains, vous savez, dit-il encore tout en sueur. Celui-là est bien vivant en tout cas. On peut entendre un mouvement d’ouverture et de fermeture, comme un pouls… Dommage que je n’aie pas mon stéthoscope !

Fanzine rigole. A côté d’elle, M. Racine se pique aux aiguilles du sapin et finit par s’énerver.

– Sylvon, bon sang, viens donc m’aider au lieu de rester planté là ! se plaint-il.

Papi Sylvon le rejoint avec une grimace, pressant sa cravate contre sa poitrine. Fanzine serre Crocus dans ses bras, puis sort de sa poche son carnet de mots. Elle y écrit : « tourne-soleils ».

M. Tournemain vient s’assoir près de Tiloui, visiblement fâché contre Fanzine. Pourtant, même si Tiloui a de la peine à l’admettre, sa sœur a raison, il s’allume de moins en moins. Et cela l’attriste.

– Allons, allons, allons, lui dit M. Tournemain, il n’y a pas de quoi s’affoler. C’est tout à fait normal que les symptômes du syndrome Flambs IL s’atténuent à ton âge. Tu as bientôt 12 ans.

– Mais alors, je ne servirai plus à rien sans mon super-pouvoir ! fait Tiloui. Mlle Floribert nous dit toujours qu’il y a une pénurie d’énergie, et que les enfants Flambs IL peuvent aider le monde…

« Les enfants flambe-ciel », fredonne Fanzine, accompagnée par ses deux amis Caline et Houmaï.

– C’est vrai, intervient Mlle Floribert, mais la quantité d’énergie n’est pas tout. Ton expérience en énergie et tes connaissances aussi peuvent aider le monde, Tiloui, plus que tu ne le crois.

Tiloui passe la main dans ses cheveux et soupire. Par la fenêtre, Fanzine, Caline et Houmaï voient arriver Mme Lumière. Avec elle, l’odeur du froid et de la neige entre dans la Cabane. Dehors, le vent est toujours aussi fort.

– Il est encore trop dangereux pour prendre la route, les enfants, dit-elle frigorifiée. Fichu vent…

Dans l’ouverture de la porte voûtée, son souffle fait encore de la buée sur les couleurs de l’hiver. 

– Mais le vent est une forme d’énergie utile, lui aussi, non ? demande soudain Tiloui à M. Racine.

– Oui, très juste, répond le professeur. La force du vent n’est pas toujours destructrice. Par exemple, si l’on construit une machine adaptée – un moulin ou une éolienne – on peut créer de l’énergie grâce à cette force. En soufflant sur l’éolienne, le vent la fait tourner et cela peut servir à produire de l’énergie électrique. C’est un phénomène des plus intéressants…

M. Racine s’interrompt brusquement. Son visage exprime la panique. Il s’écrie :

– Sylvon, qu’est-ce qui t’arrive ?

Fanzine se retourne et voit papi Sylvon, la main sur le cœur, qui s’écroule sur le plancher au pied du sapin. M. Racine, Mme Lumière et M. Tournemain se précipitent vers lui. Mlle Floribert attire les enfants vers elle. Papi Sylvon ne bouge plus. Il ne répond pas non plus. Ses yeux sont fermés et il n’a plus aucune réaction. M. Racine lui desserre sa cravate de tourne-soleils.

– Méon, dit-il à M. Tournemain d’une voix angoissée, il ne respire plus ! Et je ne sens pas son pouls…

– Il ne faut pas tarder, répond M. Tournemain, il fait un arrêt cardiaque.

– Siméon a raison, commencez le massage cardiaque tout de suite, dit Mme Lumière à M. Racine. Les enfants, venez tous, nous avons grand besoin de vous ! Nous devons appeler les secours : il faut que vous essayiez de produire assez d’énergie pour recharger un téléphone mobile. Vite !

Pendant que M. Racine commence le massage, Fanzine et ses camarades s’activent. Pourtant, s’ils ne manquent pas d’énergie, il n’est pas si facile de la canaliser et de la maîtriser, surtout dans un tel moment. Ils ne se contrôlent pas très bien. Mme Lumière les guide, leur donne des conseils, M. Tournemain les rassure, les encourage… Fanzine essaie de puiser au fond d’elle l’énergie nécessaire, mais elle peine à se concentrer. Elle n’arrive pas à s’allumer. Caline et Houmaï ne font pas mieux, ni Aymon, d’ailleurs. Heureusement, bientôt Lauris, Bali et Clara s’allument chacun leur tour et parviennent à donner assez d’énergie pour rallumer le téléphone de M. Tournemain.

– Voilà, voilà, voilà, fait ce dernier tremblant, composant déjà le numéro des secours. 

M. Racine regarde Mme Lumière désespéré.

– Les secours n’arriveront jamais à temps, se lamente-t-il, nous sommes dans un coin perdu, ici…

L’alarme donnée, M. Tournemain écoute encore les instructions qu’on lui donne au téléphone pour maintenir papi Sylvon en vie en attendant les secours.

– Nous devons nous relayer, dit-il aux adultes, il ne faut pas interrompre le massage cardiaque.

Les enfants sont troublés, ils ne se contrôlent plus du tout. Lauris, Solis et Houmaï fondent en larmes, Aymon et Babok sont près de se bagarrer. Fanzine compte à haute voix les tourne-soleils sur la cravate de papi Sylvon. Ils ont peur. Seul Tiloui reste calme. Il voudrait tant se rendre utile.

– Respire, mon frère… supplie M. Racine tandis que Mme Lumière prend sa suite pour le massage cardiaque. Retrouve ton souffle, même un tout petit peu, même un tout petit bout…

– Pour cela, il faut d’abord que le cœur reparte, dit M. Tournemain en regardant Mlle Floribert.

– Oui, dit Mlle Floribert avec une lueur étrange dans les yeux. Grâce à une dose d’énergie contrôlée et de courte durée, par exemple…

Dans la tête de Tiloui, les paroles de Mlle Floribert se mélangent avec celles de M. Racine au sujet du vent, puis avec celles de papi Sylvon sur la pulsation des arbres. Des liens se tissent entre tous les éléments et, sans comprendre comment, Tiloui parvient à les assembler. Il a une idée.

Le bout de souffle 3

Il a peur de manquer d’énergie, mais il doit essayer. Sans dire un mot, il court jusqu’à la fenêtre, l’ouvre et glisse son visage dehors quelques secondes. Il se laisse envelopper par le vent qui glisse dans ses cheveux, le bouscule, l’excite… Il sent sa force passer à travers lui, le faire tourner et créer en lui une immense énergie, prête à déborder. Il sait que cela ne durera pas longtemps. Il ferme la fenêtre et revient vite près de papi Sylvon. Il s’assied à côté de lui. Mme Lumière cesse le massage cardiaque pour lui laisser la place, et écarte tout le monde. Tiloui pose doucement la main sur le cœur de papi Sylvon, ferme les yeux et se concentre. Son bras se raidit, il sent dans ses doigts des picotements comme des aiguilles de sapin. Alors Fanzine voit sa mèche de cheveux, au-dessus de sa nuque, devenir jaune orangé. La couleur, vive et scintillante, se propage rapidement, dessinant une guirlande filant sur son épaule, puis le long de son bras, jusqu’au bout de ses ongles. Tout le monde reste silencieux. Le temps semble s’être arrêté, suspendu au geste de Tiloui comme une boule à une branche de sapin. Ils espèrent tous, ils espèrent tellement. Enfin, dans une étincelle, Fanzine voit sortir de la main de Tiloui toute son énergie de flambe-ciel : un bref choc électrique se produit sur la poitrine de papi Sylvon. Et déjà, la main de Tiloui s’éteint.

Or il leur semble entendre comme un mouvement d’ouverture et de fermeture, un battement…

– Le cœur est reparti ! fait soudain M. Tournemain. Ça y est, il respire !

M. Racine pousse un cri de soulagement. Tiloui a de la peine à y croire, une seule impulsion a suffi. Il a réussi à donner au cœur de papi Sylvon juste ce qu’il fallait d’énergie pour qu’il batte de nouveau.

Peu de temps après, les secours arrivent à la Cabane en hélicoptère. Ils examinent papi Sylvon, puis l’emmènent vers l’hôpital le plus proche.

– Ne vous inquiétez pas, Emilion, dit Mme Lumière à M. Racine, je crois qu’il va s’en sortir.

– Oui, je vous remercie, répond M. Racine. Je descendrai au plus vite pour le retrouver.

Puis il regarde M. Tournemain et les enfants.

– Merci, Méon. Et merci à vous tous pour votre aide, les enfants ! Tiloui, non seulement tu en sais long sur l’énergie, mais tu as montré énormément de courage et de sagesse, lui dit-il ému.

– Tu vois, Tiloui, ajoute Mlle Floribert, il ne faut pas être triste de grandir.

– Tu ne t’en iras pas sans me dire au revoir, n’est-ce pas ? lui dit encore M. Racine. J’ai dans mon bureau un objet qui devrait t’intéresser. Je voudrais te le donner.

Lauris et Aymon sautent de joie en se donnant la main. Tout le monde félicite Tiloui et le fête, il a sauvé papi Sylvon ! Fanzine admire son grand frère. Elle ne peut empêcher les larmes de mouiller ses yeux. C’est donc cela que cherche à leur dire Mlle Floribert dans ses contées du soir, à cela que sert aussi leur super-pouvoir ? L’énergie des flambe-ciel n’est pas faite que pour eux-mêmes, mais aussi pour aider les autres. En s’allumant, Tiloui a donné à papi Sylvon le bout de souffle qui lui manquait. Il a beau perdre peu à peu son énergie, lui au moins, il a le cœur sur la main.

 

Dans le salon de la rue Clochère, Fanzine respire à pleins poumons l’odeur toute nouvelle de leur appartement refait à neuf. Devant le sapin décoré par leurs parents Lunon et Liline, elle repense à cette journée. Peu après le départ de papi Sylvon pour l’hôpital, la tempête a cessé et le ciel s’est éclairci. Enfin, la route qui descend vers la plaine a été dégagée, et les parents de tous les élèves ont pu venir les chercher. Quand Fanzine a quitté la Cabane, cela sentait bon le froid et la neige et les couleurs de l’hiver, cela sentait la fin de son premier camp loin de ses parents.

A côté d’elle, Tiloui souffle sur une petite éolienne de jardin, jaune comme un tourne-soleil. C’est M. Racine qui la lui a donnée avant leur départ. Fanzine vient se câliner tout contre son frère. Elle lui confie Crocus pendant qu’elle sort son fameux carnet rempli de tous ses mots préférés. Sous les yeux de Tiloui, elle écrit encore ceux-ci : « le bout de souffle ». Tiloui passe son bras autour d’elle. Il sent sa respiration sur son épaule. Il a l’impression que sa sœur lui donne de l’énergie. Cela lui coûterait de l’admettre, mais sa présence lui fait du bien.

Leurs parents Liline et Lunon viennent les embrasser.

– Allons, il est temps d’aller vous coucher, maintenant. Vous avez eu une longue journée.

Dehors, les horloges de la rue sonnent minuit, Fanzine a bien compté. Dans chaque coup, une ouverture, et une fermeture. C’est le pouls de tous les arbres de la montagne, qu’on entend battre, se dit-elle. C’est papi Sylvon qui est en vie. Puis tout devient silencieux. Seul un petit courant passe à travers la fenêtre de Fanzine, qu’on entend à peine, qui ne souffle plus qu’un mot : Noël.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes