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Pour la petite histoire

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Dans ma valise, il y a...
... trois chaussettes à trous

11 septembre 2019

Aujourd’hui, c’est le jour où on change de maison. Le jour du petit voyage, comme dit Célien. Il a encore fallu préparer toutes les affaires, sans traîner, sans rien oublier, sinon ça fera des histoires.

– Luce, donne la main à ton petit frère, maman me dit le bras sur mon épaule. On va traverser.

Je prends la main de Célien, et maman lui prend sa valise pour aller plus vite. Moi, j’ai du mal à tirer la mienne tellement elle est lourde. Elle bute contre le trottoir et se met à tanguer. Saleté de trottoir. Il faut avancer, ou on sera en retard. Aujourd’hui, c’est le jour où on va chez papa.

– Allons, ne fais pas cette tête, maman me dit. Elle n’est pas si lourde, cette valise.

J’espère que la souris n’a pas été trop secouée. C’est celle de mon ami Simon. Il me l’a confiée pour un jour – je n’ai rien dit à maman. Avant de partir, je lui ai donné à manger puis je l’ai glissée dans ma valise, bien cachée dans sa boîte percée de plein de trous pour qu’elle puisse respirer.

Maman aussi, elle en fait, une tête. C’est parce qu’on est bientôt chez papa. Je me prépare, je sais déjà. Ils auront la voix tendue en dessous de leurs mots, des yeux qui crient par-dessus les silences polis, et des sourires figés comme des glaçons. C’est comme ça depuis la séparation.

« Ding dong », Célien chante jusqu’à ce que la porte s’ouvre. Puis on saute au cou de papa, et on court dans le salon. Je grimpe sur le canapé, et Célien sort de l’armoire nos costumes de Spider-Man et Batwoman. Il essaie les deux. Il aime bien essayer mes affaires. Sur le pas de porte, papa et maman discutent de l’école, du cours de trombone, du rendez-vous chez le dentiste… et des chaussettes. Il me manquait une chaussette, la dernière fois. Juste une sur six. Mais voilà, ça ne fait pas un nombre pair. Et il ne faut pas séparer les paires. Alors ça fait des histoires. Pour une chaussette perdue. 

A la fin, maman nous embrasse, Spider-Man et moi, puis s’en va fâchée.

– Bon, si vous alliez défaire vos bagages, les enfants… papa nous dit.

Zut, la souris ! je pense tout à coup. Elle va finir par étouffer, la pauvre. J’ouvre vite ma valise et je cherche la boîte. Spider-Célien, les bras écartés, me tourne autour en faisant semblant de voler.

– On voue aux super-héros ? il me demande avec son sourire qui a perdu une dent.

– Attends, on jouera tout à l’heure. Je dois d’abord sortir ma souris, je chuchote.

J’attrape la boîte, je soulève le couvercle. Mais pas de souris. Affolée, je pousse de côté les habits, les jouets, mon oursonne, mes petites voitures… Nulle part de souris. Pourtant, je l’ai bien mise dans sa boîte quand j’ai fait ma valise, je m’en souviens. Elle vient de filer, c’est sûr. Mince, où peut-elle bien se cacher ? Surtout, ne rien à dire à papa, il pourrait se fâcher. Célien me rassure :

– On va la retrouver… Viens, ve t’aide à la ferfer. Moi, Spider-Man, et toi, la fauve-souris.

Trois chaussettes à trous

Il pose d’abord le doigt sur la fossette de son menton comme pour réfléchir, puis court à travers la maison. J’enfile mon costume de Batwoman – ça paraîtra moins louche à papa si on a l’air de jouer – et je le suis. Il renverse tout, « bing bong ». On écoute le moindre bruit, on guette le moindre mouvement. Pas de souris à l’horizon. Que va dire Simon ? Saleté de valise.

C’est le papa de Simon qui lui a offert la souris. Simon, il vient de retrouver son papa. Ses parents non plus, ils ne vivent pas ensemble, mais eux, ils s’entendent bien. Nous, depuis un an, on vit chez papa et chez maman « en alternance ». C’est le juge pour les familles qui a dit comme ça. Ce sont les adultes qui décident ces choses-là. D’un côté, c’est bien. Mais des fois, c’est fatigant. On voit que ce n’est pas eux qui trimballent les valises, et tous les autres trucs lourds à porter. Plus tard, je voudrais être juge, moi aussi. Pour écouter les enfants raconter tout ce qui les alourdit.

Devant moi, Célien a abandonné. Il s’amuse avec mes petites voitures et me laisse me débrouiller toute seule. Il préfère jouer avec mes affaires… Nom d’une quenotte, ça y est, je me souviens !

Je me précipite sur la valise de Célien et je l’ouvre. Je fouille entre ses T-shirts et son pyjama, puis dans sa pile de chaussettes… L’une d’entre elles, avec un trou au bout, roule contre le bord de la valise et se met à remuer. Je regarde à travers le trou, et qu’est-ce que je vois ? Oui. La souris.

– Elle était dans la faussette ! Célien s’écrie surpris.

Il ne se rappelle pas, mais moi si. Chez maman, il a voulu jouer avec ma souris, quand on préparait nos valises. Il a dû l’oublier, et elle s’est faufilée dans ses habits, dans sa valise à lui.

– Tu es la sauve-souris ! il chante à tue-tête.

Papa est derrière nous. Il a entendu. Et il a vu la souris. Mais il ne se fâche pas. Il dit juste :

– Luce, ma puce, la prochaine fois, avant de prendre une souris en pension, demande-nous d’abord, d’accord ?

Je dis d’accord. Je prends la souris, toute légère, dans mes mains et je la remets dans sa boîte. Puis je regarde la chaussette à trou. Je la reconnais, c’est une des miennes : la voilà, la chaussette perdue. Dans mon souvenir, elle n’était pas trouée – un coup de la souris, c’est sûr – mais ce n’est pas grave. J’en ai deux autres toutes pareilles dans ma valise, elle ira très bien avec. Je la glisse dessous, comme chaussette de réserve pour la prochaine fois. Comme ça, ils ne feront plus d’histoires. Dans ma valise, maintenant, il y a trois chaussettes à trous, que j’emporterai partout.

Je m’assieds sur le canapé à côté de Célien et je passe mon bras autour du sien. Je regarde le petit trou qu’il a sur le menton, j’ai le même. Normal, on est frère et sœur. Il me regarde aussi. Il tend son doigt vers moi, je tends le mien vers lui. « Fossette », on se dit. « Faussette à trou ! » il crie tout à coup. Et on rigole. Célien et moi, ça ne changera pas. Tous les deux, on ne se séparera pas.

– On reste combien, fez papa ? il me demande.

– Trois dodos, je lui réponds. Après, on refait le petit voyage.

Trois chaussettes à trous… A ne pas oublier, pour la prochaine fois.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustration   Alicia Durand
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes