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Pour la petite histoire

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Le traductiomètre

7 mars 2018

Comme lors de chaque reprise après les vacances chez les habitants du monde, Fanfrelette, la ratazazou la plus coquette, se prépare aujourd’hui à faire une grande livraison. Elle se lève de bonne heure, coiffe longuement ses cils, et charge son joli sac à poil de dragon bleu de tous ces petits objets qu’elle a fabriqués avec soin pendant les vacances. Puis elle se met en route en direction de la grande école pour petits enfants du monde. Fanfrelette aime ce jour. Même après de courtes vacances, c’est un peu comme une Rentrée des métiers pour elle.

Ce matin, elle a promis d’emmener Zazoum et Poumpoumpidoum pour un stage d’observation. Elle sait combien il est important pour les jeunes ratazazous de pouvoir se perfectionner dans leur métier en regardant les autres faire le leur. Et puis, ils pourront lui donner un coup de main, ce qui sera bienvenu un jour comme aujourd’hui. Zazoum et Poumpoumpidoum, eux, se réjouissent de voir plein de petits habitants du monde et de les regarder communiquer. Ils sont persuadés que c’est le meilleur moyen de les connaître !

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Mais que sont ces petits objets que transporte Fanfrelette ? se demandent-ils. Eh bien, avec ses doigts fins, quelques fils et quelques aiguilles, Fanfrelette confectionne toutes sortes de très jolis nœuds avec des rubans, des petits, des moyens ou des grands, qu’on peut accrocher à la chemise, à la bretelle ou au pullover. Ces nœuds sont en fait des appareils qui ont une grande utilité : ils peuvent traduire une langue dans une autre, comme un dictionnaire bilingue. On les appelle des traductiomètres. Cela fonctionne très simplement : chaque bout du ruban est programmé sur une langue. Selon le bout sur lequel on tire, on entend dans sa tête une petite voix qui traduit notre pensée dans la langue qu’on ne connaît pas, ou qui, à l’inverse, traduit les mots des autres dans la langue qu’on connaît. Au milieu des deux bouts, il y a le nœud, là où les deux langues s’emmêlent et se transforment l’une dans l’autre.

Arrivée à la grande école des petits enfants du monde, Fanfrelette s’installe dans le vestiaire et sort avec précaution son matériel de son sac à poil de dragon bleu. Tout sourire, elle enfile à son poignet un élégant petit bracelet-pelote à épingles, puis trie ses rubans. Quand tout est prêt, elle donne des instructions à ses deux assistants, réajuste ses cils, et le travail commence. Fanfrelette se promène entre les enfants, Zazoum et Poumpoumpidoum la suivent et lui tendent les rubans dont elle a besoin. Elle coud discrètement un ruban sur la veste d’un petit garçon anglais, un autre sur le bonnet d’une petite fille kosovare. Elle en agrafe un sur le gilet d’une petite Marocaine, puis le suivant sur la ceinture d’un petit Allemand, pour qu’ils puissent comprendre le langage d’ici. Les enfants du monde sont si différents les uns des autres ! Fanfrelette est toujours étonnée de voir leurs visages : il n’y en a pas deux pareils. Aujourd’hui, un enfant qu’elle n’avait jamais vu se tient près d’elle, à l’écart des autres. On dirait qu’il regarde dans le vague, il ne parle ni ne joue avec aucun de ses camarades. Mais Fanfrelette n’y attache pas trop d’importance, elle n’a pas le temps de s’arrêter, elle a encore beaucoup de traductiomètres à fixer. Elle connaît par cœur chacun d’eux ! Elle a tissé des dictionnaires entiers dans ses rubans souples, qui mesurent chaque mot sous toutes ses coutures. Bien sûr, il y a des assemblages de langues difficiles, mais Fanfrelette sait faire des merveilles ! Elle a toujours un mouchoir-zazou dans la poche pour s’entraîner à faire des nœuds, et pour elle c’est devenu un jeu d’enfant.

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Tandis que Poumpoumpidoum met le bazar dans son matériel et que Zazoum s’essouffle à courir derrière elle, Fanfrelette s’amuse comme une folle. Elle tournoie au milieu des élèves sans les toucher, maniant ses rubans et sa pelote à épingles avec une efficacité redoutable… Elle arrive au bout de la mise en place des traductiomètres. Lorsqu’elle lève enfin les yeux, elle se fait surprendre : l’enfant de tout à l’heure semble la regarder. Nom d’un dragon poilu, pense-t-elle, peut-il la voir ? Les ratazazous n’ont pas l’habitude que les habitants du monde puissent les voir. Fanfrelette est troublée. Elle a peur, elle ose à peine le regarder. C’est que les enfants du monde sont si différents des ratazazous. Elle ne les connaît pas vraiment, elle ne leur a jamais parlé. Elle a l’impression que l’enfant cherche à dire quelque chose. Il fait de drôles de gestes avec ses doigts, qu’il répète deux, trois, dix fois… mais pour dire quoi ? Il tire soudain la manche de Fanfrelette et l’entraîne jusque vers le sac à poil de dragon bleu. « Nœud tiléphants… nœud tiléphants… nœud tiléphants », dit-il. La maîtresse l’appelle, il ne répond pas. Ses camarades croient qu’il parle tout seul. Pourtant, il parle à quelqu’un : il parle à Fanfrelette ! S’ils savaient, tous…

Fanfrelette ne bouge pas un cil, même lorsque Poumpoumpidoum, distrait, renverse tout le stock de rubans. Elle n’a d’attention que pour l’enfant. « Nœud tiléphants… nœud tiléphants. »

– Mais c’est de nous, qu’il parle ! s’écrie soudain Zazoum.

Fanfrelette sursaute, elle vient de comprendre ! Oui, bien sûr, ils ressemblent à de petits éléphants, comme tous les autres ratazazous qu’ils connaissent… « Nœud », répète l’enfant.

– Fanfrelette, il faut l’aider… murmure Poumpoumpidoum.

Fanfrelette décide alors de laisser sa peur de côté. Elle tend le bras vers l’enfant. Avec délicatesse, elle lui prend la main. Quel drôle d’effet… C’est la première fois qu’elle touche un habitant du monde. Elle est tout excitée. Elle n’aurait pas cru que c’était possible. Avec l’autre main, elle lui montre quelques nœuds. L’enfant pose son doigt dessus, plusieurs fois de suite. Fanfrelette sent qu’il essaie de dire quelque chose d’essentiel, alors elle ouvre grand ses coquillettes, et attend…

Puis soudain elle croit deviner. Elle n’a plus du tout peur. Mais une grosse vague lui passe sur le cœur. Elle, le « petit éléphant », elle n’arrive plus à détacher son regard du petit enfant. Tous les deux sont comme noués l’un à l’autre, et Fanfrelette, la ratazazou la plus coquette, ne voit plus rien que la petite main de cet enfant du monde dans la sienne. Elle doit l’aider, elle veut l’aider. Elle s’apprête à lui dire oui, quand il parvient enfin à demander : « Nœud, moi ?… nœud, moi ?… traduire langue… traduire… ma langue… aux autres ? »

Avec sa main libre, Fanfrelette sort son mouchoir-zazou de sa poche, y plonge son visage. Elle laisse ses longs cils s’emmêler, tellement que ses yeux se mouillent. Poumpoumpidoum les entoure tous les deux avec son nez-en-trompette et Zazoum pose sur eux ses yeux de toutes les couleurs avec beaucoup de tendresse. Pouvaient-ils seulement imaginer, ce matin, qu’il existait un moyen très simple de connaître vraiment un habitant du monde : en communiquant avec lui ? Non, Fanfrelette elle-même n’avait jamais vécu cela. Elle en est toute retournée. Il faudra qu’elle travaille dur, se dit-elle, mais elle veut essayer de fabriquer un nouveau nœud, un nœud magnifique pour cet enfant que les autres ne comprennent pas. Elle le fera pour la prochaine reprise des cours, pour sa prochaine Rentrée des métiers.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes