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Pour la petite histoire

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Le fil invisible

1er mai 2018

Il faut être en forme pour exercer le métier de filanthrope, car le secteur des fils, ce n’est pas de tout repos. Labellariane, la plus grande et la plus vieille filanthrope des ratazazous, en sait quelque chose : elle est tout le temps en train de courir ici et là, tirant des fils de pensée entre les habitants du monde. Heureusement, Labellariane adore cette activité, car elle adore les habitants du monde.

Tous les matins, elle se lève de bonne heure et de bonne humeur, impatiente d’aider les gens à penser les uns aux autres. Elle se nettoie les cils pour enlever le sable déposé la veille par le Grand Marchand du quartier, car il lui faut voir clair pour savoir où tirer les fils. Ensuite, elle se mouche comme il faut le nez-en-trompette pour pouvoir sentir le parfum des pensées qui flottent dans l’air. Elle se prépare un plat à l’emporter de salade de petits dragons bleus, et départ ! Elle prend sa grosse pelote de fil invisible, et sort dans le grand monde.

Le plus important, Labellariane le sait, c’est de bien respirer. Quand un habitant du monde veut faire entendre ses pensées à un autre, son désir a une odeur particulière, une sorte de mélange de poivre, de rose, et d’algue marine. Labellariane, avec son nez-en-trompette très perspicace, arrive mieux que personne à reconnaître cette odeur. Elle prend alors un long bout de son fil invisible et le colle sous l’oreille de l’habitant qui pense. Puis elle cherche l’autre habitant, grâce à ses longs cils qui lui permettent de voir très loin. Quand elle l’a repéré, elle court jusqu’à lui pour coller l’autre extrémité du fil sous son oreille, qui se met à siffler légèrement. La pensée en profite pour emprunter le fil invisible et faire son chemin entre les deux habitants du monde. Bien sûr, le fil de la pensée ne tient pas éternellement : au bout de quelques minutes, parfois même quelques secondes, il casse tout seul. Mais Labellariane prévoit tout et tire des fils aussi souvent que nécessaire entre ses chers habitants du monde. Elle court, elle court toujours. Elle maîtrise à merveille la filanthropie.

Le fil invisible

Mais aujourd’hui, il y a un problème. Labellariane a le rhume. Elle a pris froid aux pieds l’autre jour en allant ramasser des coquillages sur la plage avec son petit-fils Blablablam. Elle est fatiguée, elle a le nez-en-trompette tout rose et tout bouché. Elle renifle tout le temps, elle éternue souvent. Quand elle se mouche, ça fait plus de bruit que toute une fanfare de ratazazous qui joue la Radonelle, leur fameuse chanson. Labellariane a du mal à sentir les pensées autour d’elle. Elle cherche le poivre, la rose et l’algue marine, mais elle s’y perd. Elle tire les fils n’importe comment et elle s’emmêle. Zut de zut, se fâche-t-elle. Quand Labellariane a de la peine à humer les pensées, elle devient de mauvaise humeur. Cela va de nouveau créer des problèmes, comme la dernière fois… gémit-elle. Sans elle, comment feront tous les habitants du quartier qui ont besoin de penser les uns aux autres ? s’inquiète-t-elle. Il lui faut demander l’aide d’autres ratazazous.

Elle s’en va trouver sa jeune voisine Clignotine, qui a l’habitude de travailler avec les télépensées grâce à son métier de fabricante de télébougies. Peut-être pourrait-elle la remplacer une journée ? Clignotine, en train de jouer avec son amie Zoralarousse, accepte de bon cœur de lui rendre service. Et Zoralarousse est partante pour lui prêter main-forte. Voilà Labellariane soulagée.

Clignotine et Zoralarousse se mettent aussitôt au travail, se partageant les tâches. Tandis que la première s’occupe de respirer les pensées qui sont dans l’air, la seconde tire les fils invisibles entre les habitants du monde. Ce n’est pas facile car toutes deux sont débutantes en filanthropie, mais elles se débrouillent bien, et de nombreuses oreilles sifflent déjà. C’est agréable, se dit Clignotine, le parfum des pensées est le même que celui qui flotte dans l’atelier de télébougies. C’est amusant, se dit Zoralarousse, tirer des fils entre les habitants du monde, c’est comme tirer des traits entre les étoiles.

Labellariane va et vient autour d’elles, au cas où elles auraient besoin d’une petite ratasupervision, on ne sait jamais. Elle essaie de mettre de l’ordre dans les fils qu’elle a emmêlés, mais elle n’a plus les idées très claires et ne fait que les embrouiller un peu plus.

– Euh, Labellariane, dit Zoralarousse, tu mélanges les anciens fils avec celui de la pelote…

– Vraiment ? Zut de zut… Mais c’est parce que je suis malade ! renifle Labellariane, contrariée.

Clignotine s’apprête à l’aider, lorsqu’elle aperçoit dans la pelote un fil différent des autres.

– Oh, regardez ! s’exclame-t-elle, un fil de couleur…

– C’est une télépensée de Zazoum, à coup sûr ! fait Zoralarousse.

Labellariane, en entendant le nom de son filleul, retrouve soudain le sourire.

– En effet, dit-elle, cela appartient à Zazoum. C’est drôle qu’on tombe sur ce fil aujourd’hui…

– Ah bon, pourquoi ? demandent Clignotine et Zoralarousse.

Labellariane s’assied. Elle commence par se moucher avec grand bruit, puis elle leur raconte. La dernière fois qu’elle a eu un rhume, c’était il y a longtemps… Ce jour-là, elle gardait Zazoum, qui était encore tout petit. Elle ne sentait plus aucune odeur et ses yeux étaient si embués qu’elle n’arrivait plus à distinguer un ratazazou d’un habitant du monde. Comme Zazoum la suivait partout, elle le confondait à chaque fois avec un habitant du monde. Elle a tiré des centaines de fils invisibles entre lui et des habitants aux quatre coins du quartier ! Or il y avait plein de nationalités dans le quartier, et de toutes les couleurs du monde. Chaque fil donnait à Zazoum des pensées avec une couleur différente, il trouvait ça merveilleux. Mais c’est difficile de penser à autant de monde à la fois, même pour un ratazazou. Les pensées de Zazoum se sont mises à déborder, et il a attrapé plein de couleurs dans les yeux, qui ne l’ont plus jamais quitté. Depuis, il adore les couleurs et il adore les fils, surtout ceux qui ont un ballon attaché au bout.

Le fil invisible 2

Clignotine et Zoralarousse regardent Labellariane à travers leurs longs cils, la bouche grande ouverte… Voilà donc pourquoi leur ami Zazoum a les yeux de toutes les couleurs ! Elles auront appris bien des choses grâce à Labellariane, aujourd’hui.

La journée tire à sa fin. Clignotine et Zoralarousse ont permis à un tas de télépensées de faire leur chemin entre les habitants du monde. Elles n’ont pas pu démêler tous les fils que Labellariane avait embrouillés, mais elles ont fait une expérience : elles les ont utilisés tous ensemble. Elles ont pris les extrémités de chacun des fils enchevêtrés et les ont collées sous les oreilles de plusieurs habitants du quartier. Voilà maintenant plus d’une heure que cet entrelacs de pensées tient sans se casser… Les fils doivent être plus solides lorsqu’ils sont tissés les uns aux autres, supposent-elles. Zoralarousse trouve que cela fait un joli dessin invisible, Clignotine trouve que cela sent vraiment très bon. Elles sont fières de montrer leur travail à Labellariane, qui les remercie pour leur aide. Tout de même, Labellariane n’est pas tranquille. Et si cela créait des incidents entre les habitants du monde ? Elle renroule sa grosse pelote et s’en retourne chez elle pour boire une tisane au miel de dragons bleus. Elle a peur de ne pas avoir été une bonne filanthrope, aujourd’hui.

Pourtant au soir, quand le Grand Marchand du quartier vient endormir Labellariane, au lieu de lui chanter la Radonelle, il lui raconte une drôle d’histoire. Plein d’oreilles se sont mises à siffler aujourd’hui dans le grand monde. Il y a eu toutes sortes de pensées rigolotes. Des gens qui ne se connaissaient pas se sont rencontrés et forment maintenant un groupe d’amis. Ils ne pouvaient pas s’empêcher de penser les uns aux autres, paraît-il. On dit même qu’il va y avoir une rencontre entre voisins dans le quartier, on dit que plusieurs habitants y ont pensé au même moment.

Labellariane sourit, elle aime encore plus les habitants du monde ! Mais elle n’en revient pas… Se pourrait-il que les imprévus créent autre chose que des problèmes ? Elle se promet d’y repenser la prochaine fois qu’elle aura un rhume. A ce compte-là, songe-t-elle, l’histoire de Zazoum et de ses yeux de toutes les couleurs pourrait aussi réserver de bonnes surprises, qui sait ? Cette pensée lui plaît beaucoup. Au moment de fermer les yeux, il lui semble presque en sentir le parfum, fort comme le poivre, doux comme la rose et frais comme l’algue marine. Finalement, les jeunes Clignotine et Zoralarousse ont peut-être démêlé plus d’une pensée aujourd’hui, se dit Labellariane en s’endormant. Elle a bien mérité un peu de repos.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes