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Pour la petite histoire

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La citrouille bleue

7 février 2018

La citrouille bleue

Cibiline est fâchée, ce matin ! On entend craquer des feuilles dans son jardin… Les tout jeunes ratazazous sont encore en train de marcher sur ses plants de citrouilles bleues, nom d’un dragon ! Ces petits coquins de Raplaplaf, Pomponnette et Méladôz se servent des citrouilles bleues pour jouer au ballon-trompillon, le jeu ratazazou dans lequel on se fait des passes avec le nez-en-trompette. Il faut les voir, les citrouilles sont presque aussi grandes qu’eux ! Seulement, les citrouilles bleues ne sont pas du tout prévues pour ça. D’abord, elles n’ont pas la bonne forme pour le ballon-trompillon – elles sont trop allongées – et ensuite, les citrouilles bleues ne sont pas un jouet : elles servent pour la communication entre les habitants du monde. Grâce à elles, et par un mystère que nombre de ratazazous aimeraient bien éclaircir, on peut se parler à distance.

Cibiline chasse les tout-petits de son potager en faisant la plus grosse voix qu’elle peut – elle essaie d’imiter son oncle Maluciendôz – mais elle peine à se faire entendre. Ses longs cils se tendent et son visage devient aussi sévère que celui d’un vieux dragon bleu. Alors Raplaplaf, Pomponnette et Méladôz filent. Ah, pour les bêtises, ils s’entendent bien ! Vivement qu’ils fassent leur Entrée des métiers, se dit Cibiline.

– Hum hum… Pardon de te déranger, Cibiline. J’aurais besoin de ton aide.

Cibiline se retourne : c’est Zazoum aux yeux de toutes les couleurs qui lui rend visite.

– Est-ce que tu pourrais me préparer deux citrouilles bleues pour cet après-midi, s’il te plaît ?

– Oh, dit-elle les joues toutes rouges – un reste de colère, sans doute… Euh, cet après-midi, tu dis ? Ça me fait court, fait-elle en se tordant les mains et en battant des paupières à toute vitesse.

– C’est pour une petite fille du quartier, explique Zazoum. Elle est séparée de son frère depuis le divorce de leurs parents, et il lui manque beaucoup. Ils se voient les week-ends, mais le reste du temps ils se parlent très peu au téléphone et n’arrivent pas à discuter en paix, parce que leurs parents sont très fâchés. Il faut qu’ils puissent communiquer et partager des secrets, sinon, ils se connaîtront de moins en moins bien. Moi, tu comprends, je ne peux pas imaginer d’être coupé trop longtemps d’Allô-Alline, je serais si triste sans ma sœur ! J’ai de la peine pour ces petits habitants du monde.

– Eh bien, c’est-à-dire… marmonne Cibiline, les cils tout ramollis. Eh bien, d’accord. Je… je vais voir ce que je peux faire. C’est important de se donner des coups de main, pas vrai ?

La citrouille bleue 2

Zazoum, tout sourire, la regarde examiner les citrouilles les plus mûres. Depuis leur Entrée des métiers, Cibiline se spécialise dans la culture des citrouilles bleues. Elle les arrose à une certaine fréquence, et toutes les citrouilles bleues qui sont arrosées à la même fréquence pourront fonctionner ensemble pour la communication à distance. Bien sûr, il ne faut pas compter tenir une conversation privée si d’autres personnes utilisent leur citrouille en même temps que vous. Mais qu’importe ? On peut se parler quand on veut, et sans demander la permission. Il suffit de coller l’oreille sur la citrouille et de parler chacun son tour. La queue de la citrouille sert pour émettre et porter loin les messages, puis les recevoir. C’est la technique de la « cibie », comme disent les ratazazous, ou CB, comme citrouille bleue. Zazoum est très curieux de connaître plus de détails sur les CB, il aimerait savoir d’où vient le bruit qu’elles font… Mais il ne pose pas de questions. Il sait que Cibiline garde bien ses secrets et il l’aime trop pour l’embêter. Il sort donc son sandwich à la salade de petits dragons bleus, et mange en lui tenant compagnie.

Peu après midi, Cibiline expose ses citrouilles au soleil. Le quartier est calme, on n’entend plus les petits ratazazous : c’est l’heure où le Petit Marchand du quartier vient de leur rendre visite. L’apprenti du Grand Marchand ne manque pas de saluer Zazoum et Cibiline sur le chemin du retour, laissant tomber devant Zazoum un mouchoir-zazou encore plein de poussière de sommeil. Cibiline s’affaire, elle arrose généreusement ses citrouilles. Elle parle, on dirait qu’elle leur raconte des histoires. Zazoum l’écoute ratabredouiller un moment puis, sentant la fatigue le gagner – il souffre encore du décalage horaire après son tour du monde en ballon transmetteur – il s’endort pour une petite sieste, le mouchoir-zazou du Petit Marchand posé tout contre sa joue.

Il se réveille en sursaut, bousculé par Cibiline qui court tout énervée d’un bout à l’autre de son jardin. Elle s’efforce de chanter la Radonelle (la chanson qui donne du cœur aux ratazazous), une strophe que Zazoum ne connaît pas : « La teeeerre est bleuuuue comme une citrouuuuuille… »

La citrouille bleue 3

– Mais qu’est-ce qui t’arrive ? lui demande Zazoum en se frottant les yeux.

– Euh… rien, rien, répond Cibiline à mi-voix.

– Mais tu peux bien me le dire ! insiste Zazoum.

– … Eh bien, il y a… Il y a que je n’y arrive pas, gémit Cibiline. Je dois chanter la Radonelle pour chaque citrouille, mais ma voix est tout enrouée depuis que j’ai grondé les petits ce matin. Seulement, c’est indispensable, sinon je devrai tout recommencer et tes CB ne seront pas prêtes.

Puis Cibiline se tait brusquement et regarde Zazoum :

– Tu… tu crois que tu pourrais m’aider à en chanter une partie ? Ça m’économiserait la voix !

Zazoum n’a pas le temps de réfléchir à la question, Cibiline lui donne déjà le rythme. Il chante avec elle : « La teeeerre est bleuuuue comme une citrouuuuuille… », improvisant pour les paroles qu’il ne connaît pas : « J’ai les coquilleeeeeettes qui me chatouuuuuuillent. »

Enfin, vers la fin de l’après-midi, Cibiline choisit deux citrouilles bien mûres, bien belles, bien bleues. Elle les cueille délicatement, les essuie avec le mouchoir-zazou du Petit Marchand du quartier que lui tend Zazoum, et perce plusieurs petits trous sur un côté pour laisser passer les mots. Elle les teste avec sa coquillette, puis ajuste la queue… Oui, ça crépite bien. Elle essaie quelques mots… C’est parfait. Les petits habitants du monde pourront se dire tous les secrets qu’ils ne veulent pas dire devant leurs parents. Cibiline est fière, elle peut livrer ses deux CB à temps. Zazoum la remercie et la félicite ! Le visage de Cibiline devient soudain très doux. La voilà contente : la journée finit bien.

Puis elle se demande… elle hésite. Elle voudrait encore dire un mot à Zazoum. Il a été si gentil et si patient. Il est toujours si gentil et si patient avec elle. Elle toussote pour s’éclaircir la voix.

– Zazoum, est-ce que tu voudrais savoir ce qui crépite dans les citrouilles bleues ? demande-t-elle.

Zazoum dit « Ouiiiiiiiii, bien sûr ! » Alors Cibiline le lui dit… En fait, si on ouvre les citrouilles bleues, on trouve, cachées à l’intérieur, de petites graines qui bougent, se bousculent et se marchent dessus : ce sont des petits dragons bleus.

– Nooooon ? fait Zazoum.

– Siiiiiiiiii ! répond Cibiline.

La citrouille bleue 4

C’est grâce aux dragons bleus que se fait le contact entre les CB, lui explique-t-elle. Les dragons ont des connexions entre eux, comme de petits circuits qui les relient en passant au-dessus de la Terre, à travers le ciel, et qui conduisent les mots. Ainsi, ce que les dragons bleus d’une citrouille entendent, leurs compagnons des citrouilles arrosées à la même fréquence l’entendent aussi. Et de même l’habitant du monde qui y colle son oreille. Un jour, ajoute Cibiline, les dragons bleus grandiront sans s’arrêter et redeviendront les énormes dragons d’autrefois. Alors c’en sera fini des citrouilles bleues. Mais c’est dans longtemps, c’est son oncle Maluciendôz qui l’a dit. Pour l’instant, les dragons bleus font fonctionner les CB.

Zazoum n’en revient pas, il regarde Cibiline avec des yeux bleus comme des citrouilles. Puis il regarde les miettes de son sandwich, tout pensif. Il paraît que quand les CB sont usées, les habitants du monde finissent par les jeter. Les ratazazous les récupèrent et les ouvrent : ça, Zazoum l’a entendu dire. Seulement, a dit Cibiline, quand on ouvre la citrouille bleue, les petits dragons à l’intérieur meurent. Alors on peut les manger en salade.

– Cibiline, j’aime bien discuter avec toi, dit Zazoum. Si on discutait plus souvent tous les deux ?

Cibiline dit oui, secouant ses mains à toute vitesse, et ses cils s’entortillent un peu.

C’est la fin de la journée. Zazoum emmène Cibiline faire une partie de ballon-trompillon – avec un vrai ballon-trompillon ! – en compagnie des jeunes Raplaplaf, Pomponnette et Méladôz. On s’amuse, on rigole. Cibiline tient la main de Zazoum, elle se sent bien. Elle voudrait ne jamais être séparée de lui. Ils courent tous les deux, ils courent ! Et Cibiline a les joues rouges – c’est qu’elle est essoufflée, sans doute…

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes