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Pour la petite histoire

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A travers lac

19 novembre 2018

En haut à la montagne, tout a l’air immense. Arrivée sur le barrage, Fanzine ouvre de grands yeux sur ce qui l’entoure : la forêt de sapins, le lac paisible, les sommets si hauts et, au-dessous, la vallée si profonde, que ses parents sont en train de redescendre. Son grand frère Tiloui lui donne la main et la guide vers la conciergerie, une maisonnette juste assez grande pour un bureau et un minuscule entrepôt. Fanzine lit le petit écriteau jaune en forme de flèche planté contre la barrière du barrage : « La Cabane, 18 minutes ». Devant eux, leurs cousins Bali et Babok avancent déjà sur le barrage en compagnie de plusieurs camarades. A côté de Bali, un adulte appelle :

– Allons, par ici, les habitués. Laissez les nouveaux faire leur inscription. En marche !

Tiloui lâche la main de Fanzine.

– Bon, lui dit-il, moi, je dois aller par là. Les nouveaux, vous devez vous présenter à l’administratrice, par ici. On se revoit à l’autre bout du barrage, hein… à la Cabane.

Fanzine tire sa valise à roulettes avec un bras et tient son écureuil de compagnie, Crocus, dans l’autre. Dans la conciergerie, une dame très belle mais qui fait la tête est assise au bureau. Deux garçons et trois filles attendent devant la porte ouverte. Les deux garçons discutent, intrigués par une barque dans le lac, amarrée au bout d’un petit escalier juste au-dessous d’eux. Une des trois filles, plus jeune que Fanzine, pleure. Elle dit qu’elle a un grain de poussière dans l’œil.

– Silence, demande sévèrement l’administratrice en se levant de son bureau. A l’appel de votre nom, veuillez venir signer le registre et recevoir votre boussole, s’il vous plaît. Solis… Caline…

Elle trace avec impatience une croix sur sa feuille pour chaque boussole qu’elle tend.

– Aymon… Houmaï… Fanzine… et Maris. Bien, attachez la boussole autour de votre cou. Vous devrez toujours la conserver sur vous. Maintenant mettez-vous en rangs par trois, et suivez-moi. Je vous emmène à la Cabane. Remarquez, il n’y a qu’un chemin, ce n’est pas comme si on pouvait se perdre. Mais on ne sait jamais avec les gamins comme vous, qui ont le syndrome.

Fanzine se met avec la fille qui s’appelle Caline et le garçon qui s’appelle Houmaï. L’administratrice les conduit sur le barrage. Chemin faisant, elle leur énonce les règles à suivre : les heures des repas, de la classe, l’interdiction de frapper des gens ou de casser des choses.

A travers lac 1

– Il est également formellement interdit d’utiliser les barques du lac sans un adulte, conclut-elle.

– Alors pourquoi on ne prend pas une barque avec vous ? demande Maris, qui a cessé de pleurer.

L’administratrice soupire sans prendre la peine de répondre, tandis qu’Aymon demande à Solis :

– Toi, c’est quoi, ton super-pouvoir ? Il paraît que quand on a le syndrome Flambs IL, on a des super-pouvoirs. C’est ma sœur qui me l’a dit.

– Taisez-vous, ordonne l’administratrice.

– Quoi, c’est interdit de parler, aussi ? lui demande Houmaï, un brin espiègle.

– Avec moi, oui, râle-t-elle. Ça m’agace souverainement.

Sur le chemin du barrage, entre Caline et Houmaï, Fanzine est attentive à tout, aux couleurs d’automne, au vent dans ses cheveux, à l’odeur des sapins. Malgré la mauvaise humeur de l’administratrice, elle se sent bien dans cet endroit. Au bout du barrage, ils arrivent devant un arbre gigantesque autour duquel sont construites de grandes maisons en bois, sur plusieurs étages, assemblées les unes aux autres par des escaliers aménagés dans les branches : la Cabane.

Ils entrent par une porte voûtée à côté du tronc. L’administratrice leur indique un petit salon où attendent les autres enfants – les grands – et trois adultes : une dame très sérieuse, un monsieur raide qui cligne des yeux et une très vieille dame qui sourit. Les enfants se taisent. A côté de Fanzine, Maris ouvre sa valise et en éparpille bruyamment le contenu pour prendre des biscuits.

– Silence ! crie l’administratrice. Veuillez écouter notre directrice Mme Lumière, s’il vous plaît.

– Hum, merci Carole, dit la dame très sérieuse en inclinant légèrement la tête. Eh bien, je crois que tout le monde connaît désormais Mme Saint-Saëns, notre chère administratrice, dont je vous suggère vivement de suivre les conseils et de respecter les consignes…

Babok s’approche de Fanzine et, malicieux, lui chuchote :

– Alors, tu as fait connaissance avec le troll des montagnes ?

Fanzine le regarde surprise. Mme Saint-Saëns est trop belle pour être un troll, mais le caractère y est. Carole, le troll, s’amuse-t-elle dans sa tête, Carole des montagnes… Croll des montagnes.

– Bienvenue au domaine de la Cabane, notre école à la montagne, reprend Mme Lumière. Je vous présente M. Racine, enseignant spécialiste des phénomènes d’énergie et du syndrome Flambs IL.

M. Racine fait un clin d’œil aux enfants. Puis Mme Lumière se tourne de l’autre côté :

– Et voici Mlle Floribert, votre ducatrice. Sa mission est de vous conduire sur les chemins de la Cabane et de vous aider à bien vous y conduire vous-mêmes ; elle commencera par apprendre aux nouveaux à se servir de leur boussole. Quant à moi, je vous enseignerai la pratique : maîtriser votre syndrome et bien l’utiliser. Sachez enfin que notre spicologue M. Tournier passera régulièrement durant ce camp pour discuter avec chacun d’entre nous.

– Mademoiselle Maris ! tempête soudain Mme Saint-Saëns à voix basse, veuillez ramasser vos affaires et vos biscuits, et les remettre illico dans votre valise !

Maris a de nouveau les yeux pleins de poussière, on dirait. Mme Lumière frappe dans ses mains :

– Très bien, dit-elle. Laissez vos valises et vos animaux de compagnie ici, Mme Saint-Saëns en prendra soin. Les 9 à 11 ans, avec moi, et les 6 à 8 ans, avec M. Racine. La classe va commencer.

Fanzine caresse Crocus et le laisse, peu rassurée, à Mme Saint-Saëns. Tout en suivant M. Racine, elle sort son carnet, son crayon et écrit « Croll des montagnes ». Le garçon qui s’appelle Aymon la bouscule pour voir ce qu’elle note. Fanzine sent la colère monter… Mais ils arrivent en classe. Malgré le chahut des plus grands et les pleurs de Maris, Fanzine écoute attentivement le cours de M. Racine sur le syndrome Flambs IL – « Certains disent que c’est une maladie d’enfance, mais le docteur Flambs prétendait que c’était un don… » – et sur l’énergie produite grâce au barrage : « Le principe, c’est de retenir l’eau qui arrive en grande quantité depuis la montagne en formant un lac, et de ne laisser sortir que la quantité nécessaire pour la transformer en énergie électrique. »

Au cours de la journée, Fanzine fait connaissance avec Caline et Houmaï. Caline a de longs cheveux blonds et parle avec du soleil dans la voix. Fanzine aime l’écouter. Houmaï, lui, la fait rigoler, avec ses yeux bruns pétillants et ses cheveux blonds tout frisés. Elle se sent bien avec eux. C’est étrange, c’est la première fois qu’elle s’entend aussi bien avec des camarades de son âge.

A travers lac 3

Après les cours, la ducatrice Mlle Floribert leur explique le fonctionnement de la boussole. D’un geste de magicienne, elle en secoue une, pour leur montrer. L’aiguille finit toujours par indiquer le même lieu : la conciergerie. Enfin, après le goûter, les élèves sont libres. Fanzine, Caline et Houmaï vont au bord du lac, à quelques minutes de la Cabane. Là aussi, il y a une barque.

– Oh, dit soudain Houmaï, vous voyez ce que je vois ?

Derrière un sapin en contrebas, sur le rivage, Maris avance pieds nus dans le lac vers la barque.

– Elle a oublié la consigne de Croll des montagnes, dit Fanzine. Venez, il faut qu’on lui rappelle.

Ils rejoignent Maris et tentent de lui expliquer. Mais Maris les ignore. Elle s’enfonce dans l’eau et attrape la barque. Non loin d’eux, Fanzine remarque Aymon qui semble les surveiller.

– Je n’aime pas son air, dit Caline à côté d’elle. Je sens qu’il veut la dénoncer.

Mais Aymon se détourne, attiré par des cris sur le terrain de jeux. Maris a déjà de l’eau jusqu’aux genoux. Fanzine, Caline et Houmaï la voient grimper dans l’embarcation et s’emparer de la rame. Ils se précipitent pour la retenir, s’accrochant à la barque. Hélas ils perdent vite pied et se trouvent entraînés malgré eux. Maris rame et rigole. Fanzine, Caline et Houmaï regardent derrière eux : ils s’éloignent. Caline a peur, elle avoue ne pas savoir nager. Houmaï l’aide à monter dans la barque. Fanzine ne se sent pas assez sûre d’elle pour nager où elle n’a pas pied. De toute façon, elle ne veut pas abandonner Maris et Caline. Elle grimpe à son tour, suivie de Houmaï. Les voilà trempés et dans une mauvaise posture. Heureusement, il n’y a personne dans les parages.

– Vous voyez, fait Maris, pas besoin d’un adulte pour se balader dans une barque.

Fanzine, Caline et Houmaï ne répondent rien. C’est une bêtise, ils le savent. Mais au fond, ce n’est pas pour leur déplaire. Après tout, si personne ne les remarque, ils ne pourront pas avoir d’ennuis. En outre, l’endroit est extraordinaire. A cette heure les sommets se confondent avec le ciel, le vent transporte le parfum des aiguilles de sapin et fait des dessins sur le lac.

– En fait, ce n’est pas si mal, ce camp pour Flambs IL, dit Houmaï.

– Je n’aime pas qu’on m’appelle « Flambs IL », rétorque Maris irritée.

– Moi, fait Fanzine, je dis « flambe-ciel ». Je préfère.

– Qu’est-ce qui s’allume, chez vous, quand vous faites de l’énergie ? demande Caline la voix tout ensoleillée. Moi, c’est mes joues.

– Pour moi, les oreilles, répond Houmaï.

– Mes cheveux, dit Fanzine.

Maris ne répond pas. Elle boude. Le vent fraîchit, et la nuit commence à manger les couleurs d’automne. La barque est loin de la rive, maintenant, on n’y voit plus grand-chose. Les quatre amis se rendent soudain compte qu’ils sont perdus. Ils s’inquiètent. Comment faire pour rentrer ?

– Dans quel pétrin tu nous as mis, Maris ! s’énerve Fanzine.

Maris trouve cela injuste. Elle se met à crier et à pleurer, sans pouvoir s’arrêter.

Fanzine, Caline et Houmaï ne savent que faire. Maris hurle, pourtant personne ne semble l’entendre aux environs. C’est qu’ils doivent être bien loin de la Cabane, se dit Fanzine.

– Oh, arrête donc de crier, s’impatiente Houmaï, tu nous agaces souverainement !

Mais Maris ne se calme pas. Fanzine repense à la première fois qu’elle a vu M. Tournemain, le spicologue qui lui a diagnostiqué le syndrome. Elle essaie de faire comme lui, de rassurer Maris :

– D’accord, Maris. Crie et pleure, vas-y. Laisse sortir tout ce qui déborde, ça ira mieux après.

Maris la regarde avec ses grands yeux bleus en sanglotant. Fanzine continue de lui parler en lui souriant. Alors Maris met les mains devant ses yeux et, à travers ses doigts, on voit couler de grosses larmes d’abord argentées, puis dorées, puis jaune orangé, qui roulent jusque sur son cou.

A travers lac 2

– Elle s’allume, murmure Fanzine émerveillée.

– La boussole ! s’exclame tout à coup Caline. Regardez, les larmes l’éclairent ! Voilà ce qui peut nous aider à rentrer, rappelez-vous : la boussole montre toujours la conciergerie.

– Mais bien sûr ! sourit Houmaï. C’est là qu’il faut aller. Depuis la conciergerie, c’est facile, on n’aura plus qu’à revenir à pied par le chemin du barrage, comme ce matin.

Cependant, les perles dorées tombées des yeux de Maris glissent déjà sur la boussole et vont se noyer dans le lac. Comment y voir de nouveau clair ? Fanzine réfléchit, puis après un instant :

– On a des super-pouvoirs, non ? fait-elle décidée. Nous aussi, on peut s’allumer et éclairer la boussole. Seulement, je n’ai jamais produit de l’énergie toute seule, sans M. Tournemain…

– M. Tournemain ? répètent Caline et Houmaï, étonnés de l’entendre appeler ainsi M. Tournier.

Maris, elle, se sent beaucoup mieux. Et elle a sa petite idée. Elle se met à secouer violemment la barque, ce qui remue Fanzine, Caline et Houmaï de tous les côtés.

– Allez, leur crie-t-elle, activez-vous, bon sang ! Ne restez donc pas aussi calmes.

Fanzine, Caline et Houmaï comprennent : Maris les provoque pour leur donner du nerf.

– On doit contenir le trop-plein d’énergie qui est en train de monter en nous et ne laisser sortir que ce qui est nécessaire, comme pour le barrage, dit Caline les joues déjà roses.

Fanzine se concentre. Elle pense à des choses qui la rendent agitée – se réjouir d’ouvrir un cadeau d’anniversaire, ne pas avoir le droit de bouger, faire la course avec Tiloui – et en même temps à ce qui la calme – une voix douce, un câlin, Crocus… Bientôt, ses cheveux se mettent à faire des vagues. Elle les voit briller légèrement. De même, les oreilles de Houmaï chauffent doucement, et les joues de Caline rougissent. A eux trois, ils produisent juste assez de lumière pour y voir clair.

– Hourra, s’écrie Houmaï les yeux pétillants, on flambe le ciel !

Maris regarde les boussoles et pointe la direction de la conciergerie. Vite, Fanzine saisit la rame. Avec l’aide de Caline, elle parvient à guider la barque jusqu’au barrage, devant le petit escalier.

Bien sûr, une fois de retour à la Cabane – en plein milieu du repas – Fanzine, Caline, Houmaï et Maris doivent s’expliquer devant Mme Lumière et, plus terrifiant, devant Mme Saint-Saëns.

– Je pense, leur dit Mme Lumière après les avoir bien sermonnés, que Mme Saint-Saëns sera ravie de vous employer, demain soir après la classe, au rangement de la conciergerie et au nettoyage intensif de toutes nos barques. Cela devrait vous amener à comprendre l’importance de respecter les règles. Normalement, je devrais encore vous priver de la traditionnelle contée du soir… Mais comme vous êtes nouveaux, je ferai preuve d’indulgence. Exceptionnellement.

Après le repas, Fanzine court retrouver son écureuil Crocus. Comme elle est contente de le revoir ! Il semble en pleine forme. Puis elle rejoint Caline, Houmaï, Maris, et tous les enfants de la Cabane dans le petit salon. La vieille Mlle Floribert les y attend pour la contée du soir.

– Autrefois, commence-t-elle avec sa voix douce, il y avait dans ces montagnes une énergie extrêmement puissante, une énergie que possédaient non seulement les Flambs IL mais tous les êtres humains, et qui aidait le monde à bien tourner. Or, on ne sait par quel mystère, cette énergie s’est mise à diminuer, jusqu’au jour où elle a disparu. Aujourd’hui, on l’appelle l’énergie perdue…

Fanzine écoute, lovée entre son frère Tiloui et son cousin Bali, Crocus blotti contre elle. Elle regarde sa boussole en pensant à ce premier jour à la Cabane, loin de ses parents. Elle s’est fait des amis. Et elle en est sûre, maintenant : elle a un super-pouvoir ! Elle est fatiguée, mais elle se sent si bien. Crocus, sans doute, lui procure ce bien-être. Ou peut-être est-ce Mlle Floribert ? Il y a dans ses yeux une lueur, petite comme un grain de poussière, qui fascine Fanzine, l’ensorcelle.

– Selon la légende, disent ces yeux en souriant, seuls des enfants qu’on appelle les « lumineux » pourront un jour retrouver cette fameuse énergie, pour la redonner au monde entier.

Fanzine est en train de s’endormir, la tête contre l’épaule de Bali. Elle rêve déjà, s’efforçant de garder en mémoire une note à écrire plus tard dans son carnet : « grain de sorcière dans l’œil ».

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes