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Pour la petite histoire

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Dans ma valise, il y a...
... un réveille-beau-temps

18 février 2020

En hiver, le matin est souvent tout froid et triste comme un pincement au cœur. C’est à cause du vent qui siffle fort et du brouillard épais qui nous tombe sur la tête. Les matins comme ça, je serre ma grande ourse contre moi, et je traîne au lit. Papa doit me chatouiller les pieds à travers les trous des chaussettes pour que je me lève. Maman, elle, m’appelle sa petite marmotte.

Mais ce matin, on n’est ni chez papa ni chez maman. Avant-hier, papa nous a amenés, Célien et moi, chez grand-maman Soline et grand-papa Oscar parce qu’il devait faire un voyage pour son travail. C’était drôle parce qu’on avait chacun notre bagage : papa sa sacoche démodée du siècle passé, Célien sa valise qui fait voiture de course, et moi, ma valise brillante dehors et cabossée dedans. Papa est parti vite, il était pressé. C’est fou comme les parents sont toujours pressés.

Grand-papa et grand-maman, ils ont plus de temps. Le matin, au petit-déjeuner, ils nous font des tartines de pain grillé et le meilleur cacao du monde entier. Pour nous réveiller, ils ont un vieux réveille-matin avec une sonnerie fatiguée, qui tremblote comme quand grand-maman sifflote, ou quand mon trombone est bouché. Quand je l’entends sonner, je ne fais pas long à me lever. Chez grand-papa et grand-maman, même un matin d’hiver, c’est tout chaud et moelleux, et ça sent bon comme des vacances. Le réveil de grand-papa et grand-maman, c’est un réveille-beau-temps.

Ce matin, pourtant, j’ai l’estomac tout noué, comme dirait grand-maman. Je ne peux rien avaler. J’ai le trac pour cet après-midi. C’est bien ma veine, d’avoir tout qui tombe le même jour. Je soupire. Sur l’horloge de la cuisine, la grande aiguille a avancé. C’est déjà l’heure d’aller à l’école.

– Luce, tu n’oublieras pas ton trombone, grand-papa me dit en voyant que j’ai la tête ailleurs.

Non, non, je n’oublie rien. J’ai juste un peu peur. C’est que je ne les connais pas, moi, les juges.

– Cet après-midi, grand-maman m’explique, c’est maman qui viendra te chercher à l’école pour que tu sois à l’heure au rendez-vous, tu te rappelles ?

Oui, oui, bien sûr que je me rappelle. Aujourd’hui, c’est le jour de l’audition.

Sur le chemin de l’école, on traîne tout du long. On profite d’être avec grand-papa et grand-maman. Célien leur montre chaque ver de terre et adopte toutes les coccinelles. Moi, je râle que mon trombone est lourd, lourd. Il pèse autant qu’une valise. Avec Célien, on se bouscule et on se bagarre un peu – « arrête, ou je dis tout au juge pour les familles », qu’il me fait ; « tu es trop petit pour le voir », je lui réponds – mais quand on se sépare pour aller chacun vers notre école, il met une coccinelle dans ma main pour qu’elle me porte chance. Alors, je lui fais un bisou, à Célien.

– Vous viendrez m’écouter jouer du trombone ? je demande à grand-maman une fois devant l’école.

– Bien sûr, elle dit avec un sourire qui met de la lumière jusque dans la sonnerie de la cloche de l’école.

Grand-maman, quand elle sourit, c’est comme un soleil qui se lève.

 

La banquette de la salle d’attente est moelleuse, mais le bâtiment est d’un sinistre… Ça sent comme chez la grand-tante Rosemonde de mon copain Simon. C’est la première fois que je viens ici. C’est à cause de la lettre secrète, c’est sûr.

Avec maman, ça fait un moment qu’on attend, on était en avance au rendez-vous. Je regarde la pendule sur le mur gris, et je pense au réveille-beau-temps de grand-papa et grand-maman. Ce matin, quand je leur ai demandé s’ils étaient d’accord de me le prêter, ils ont dit peut-être.

Enfin, la porte du bureau d’en face s’ouvre. Le juge pour les familles nous serre la main à maman et à moi, et m’invite à venir dans son bureau, sans maman.

A l’intérieur, ça sent bien meilleur. Il y a aussi des fauteuils confortables et une table avec des feuilles, des crayons, et même des jeux. Le juge se présente, et on discute un peu. Une fois que je lui ai parlé de l’école, de Simon et Bruno et Coraline mes meilleurs cops pour la vie, et des cours de trombone du mercredi, il me demande comment ça se passe avec papa et maman qui sont séparés. Là, j’ai de la peine à parler.

Il me montre alors une enveloppe avec mon écriture dessus. Dedans, il y a ma lettre secrète. Il me demande si je la reconnais. Intimidée, je regarde mes chaussettes et je fais non de la tête.

– Pour de vrai ? il me fait.

Mais plus aucun son ne veut sortir de ma bouche. C’est comme si ma voix s’était endormie.

– Tu vois, il explique, cette lettre a mis beaucoup de temps à me parvenir parce que l’adresse n’était pas complète. Mais maintenant que je l’ai, j’aimerais bien la lire avec toi : ça m’intéresse d’avoir ton avis sur la vie de cette enfant qui s’appelle Luce et dont le petit frère s’appelle Julien.

– Célien, pas Julien ! je m’écrie.

Il me regarde avec un petit éclair de victoire dans les yeux. Mince, je me suis vendue.

Du coup, autant lui raconter, je me dis. Alors, je vais réveiller les mots tout au fond de ma voix. Et je parle, je parle, sans plus pouvoir m’arrêter. Je lui dis que depuis que papa et maman sont séparés, ça nous fait beaucoup de valises à porter – mais que je m’en fiche parce que moi, la mienne, j’ai trouvé une idée du tonnerre pour la rendre légère. Je lui dis que c’est embêtant que les parents courent tout le temps – parce que nous, on les voit déjà deux fois moins qu’avant. Je lui dis que je les aime les deux plus fort que tout – mais que quand ils se disputent devant nous, ça fait comme un deuxième hiver par-dessus le premier et que ça me fait le cœur pincé. Enfin, je lui dis que surtout, surtout, je ne veux pas être séparée de Célien, absolument pas, jamais.

Le juge m’écoute tout du long. Puis il me félicite d’avoir parlé pour de vrai. Il me dit que bientôt, il va aussi écouter papa et maman, et qu’après, il décidera si on change ou non l’organisation – mais qu’à ce moment-là, sûrement, ce sera déjà le printemps. A la fin, il me donne une carte avec son nom dessus et son adresse en entier, au cas où je voudrais lui refaire un courrier. Sur sa montre, même la petite aiguille a avancé. Quand je lui dis au revoir, le brouillard de dehors n’a pas fini de tomber… Mais celui de dedans, c’est fou comme il s’est envolé. J’ai l’estomac tout dénoué.

– Alors, maman me chuchote avec un air rassuré, on dirait que ça s’est bien passé, cette discussion avec le juge.

– Une audition, ça s’appelle, je dis toute fière.

 

Après ça, jouer du trombone devant les professeurs de l’école de musique, c’était super-facile. En plus, j’étais trop contente parce que tout le monde est venu m’écouter : maman et Célien, papa qui est rentré juste à temps de son voyage, grand-papa Oscar et grand-maman Soline, et même mes copains Simon, Bruno et Coraline.

La journée est derrière, maintenant. De retour chez papa, on ouvre chacun notre bagage : papa sa vieille sacoche, Célien sa valise de compétition, et moi, ma valise à double fond. C’est grand-papa et grand-maman qui ont ramené nos affaires, à Célien et à moi. Je vérifie qu’ils n’ont rien oublié, qu’il y a bien tous mes compagnons dans l’endroit secret qui rendent les voyages plus légers. Et là, j’ai une surprise. Dans ma valise, il y a trois chaussettes à trous, une botte secrète, ma grande ourse, et… le réveille-beau-temps de grand-papa et grand-maman ! Sur le pas de la porte, je leur crie merci et je sifflote, le nez au vent. Hiver ou printemps, je m’en fiche bien : je sais qu’il fera beau demain.

Un réveille-beau-temps

Un réveille-beau-temps… A ne pas oublier, pour la prochaine fois.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustration   Alicia Durand
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes