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Pour la petite histoire

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Votre prochaine correspondance

8 novembre 2019

Entre les gouttes de pluie qui glissent lentement sur la vitre, Alix, assise bien au chaud dans le petit compartiment quatrième classe, s’amuse à suivre du regard quelques voyageurs au hasard dans la foule qui se presse sur le quai : une dame très bien habillée qui longe le convoi en direction de la première classe, une famille nombreuse encombrée de sacoches de voyage qui court pour attraper la correspondance, un homme et une petite fille aux habits râpés et aux yeux apeurés qui s’apprêtent à monter dans le wagon. Près d’eux, Alix remarque un beau garçon en uniforme de bourlinguedingue de gare avec un insigne d’apprenti. Il vient probablement d’entrer dans la guilde, se dit-elle. Elle le regarde avec envie, tout en se demandant si elle sera prête, le moment venu, à s’engager elle aussi dans les métiers des transports.

A côté d’elle, son fidèle Vivestido, le plus bavard et aussi le plus trouillard de tous les gnomes domestiques du continent, gigote sur la banquette en rouspétant contre le manque de confort de la quatrième classe. En face d’eux, leur ami Victor observe l’apprenti chef de train. Si on lui avait dit quand il était chez son oncle qu’il prendrait un jour ce type de locomotion, il ne l’aurait pas cru.

– Quelle chance tu as de suivre la formation de la guilde des bourlinguedingues, dit-il à Alix. Dans quel transport est-ce que tu voudrais travailler quand tu auras fini ton stage ?

– Je ne sais pas, répond Alix. Si je deviens vraiment une bourlinguedingue, j’aimerais bien inventer une ligne de transport à moi, pour pouvoir revenir voir ma famille quand je voudrais.

Derrière la vitre, l’apprenti ferme les portes des wagons, secondé par une jolie petite automate. Cette dernière saisit un mégaphone accroché à sa ceinture, et Alix, Victor et Vivestido entendent sa voix résonner sur le quai : « Voie 3, départ du TPV Connecticus à destination de Vau-Vent, Vau-l’Eau, Pedalo, Courseville. Veuillez monter dans le train, s’il vous plaît. » Victor trépigne d’impatience. Alix aussi se réjouit. C’est quelque chose de prendre pour la première fois un train à petite vitesse. On dit que c’est l’une des inventions les plus épatantes des bourlinguedingues.

– Je reprendrais bien un peu de sucre en poudre, fait quant à lui Vivestido tout chose.

– Oh, soupire Alix en ouvrant le pendentif de son collier, c’est ta troisième ration depuis ce matin. Tiens, prends. Mais après, c’est tout. Le voyage est encore long jusqu’à la terre du Levant.

Elle s’interrompt. Elle vient d’entendre un cri et des pas de course dans le couloir. Au loin, on distingue une voix menaçante qui donne des ordres. Curieux, Alix et Victor ouvrent la porte de leur compartiment. Le bel apprenti, qui arpente désormais le couloir avec la petite automate, les renseigne :

Votre prochaine correspondance 7

– La milice des migrations procède à un contrôle exceptionnel, veuillez rester dans vos compartiments, s’il vous plaît, notre train est sur le point de partir. Chère Ornica, dit-il à la jolie automate, va vite prévenir maître Rollator que nous avons des passagers… exceptionnels.

– Tout de suite, sieur Blondingus, répond l’automate en entamant sa course vers la tête du train.

– Le train part quand même, alors ? s’étonne Victor.

– Bien sûr ! répond Blondingus. S’il y a des passagers clandestins, la milice pourra toujours les renvoyer à la frontière nord du continent par le siège 222, compartiment z, dans le wagon do. C’est un TPV connecté, pas un de ces antiques trains électriques, qu’est-ce que vous croyez ?

Victor le regarde sans comprendre mais fait mine d’approuver. Au moment où ils regagnent leurs places, le train s’ébranle puis démarre tout lentement. Ça y est, se dit Alix en ôtant sa veste de pluie, les voilà partis pour le sud de la terre du Mitan et sa capitale Courseville.

Elle a hâte d’y être. D’après son grand-père Tinguelus, qui est aussi son maître de stage, c’est une ville magnifique, avec un jet d’eau et une grande roue, et aussi plein de bourlinguedingues célèbres. Mais surtout, dans son dernier message par bulle, Tinguelus disait à Alix qu’elle y retrouverait sûrement son père Felix, qui devait s’y rendre prochainement sur demande de la guilde. Il lui conseillait d’y aller par le train à petite vitesse afin de gagner du temps. C’est une chose difficile à croire. Cependant, Alix, comme à peu près tous les enfants de familles bourlinguedingues, a souvent entendu parler du système révolutionnaire de sièges de téléportation des TPV qui permet de voyager loin en un rien de temps. Si seulement il existait un TPV assez puissant pour connecter entre elles toutes les terres du continent, se prend-elle à rêver.

A ce moment, on entend frapper de petits coups secs à la porte du compartiment. Alix, Victor et Vivestido ont à peine tourné la tête qu’un homme et une fillette entrent brusquement, refermant aussitôt la porte derrière eux. Ils ont le visage affolé, et leurs habits sont tout râpés.

– Je vous en prie, ne nous dénoncez pas ! souffle l’homme. Nous ne sommes pas des voleurs, nous ne voulons de mal à personne… mais nous devons absolument nous cacher.

Les trois amis, seuls dans le compartiment, ne sont pas tranquilles. Qui sait si cet homme leur dit la vérité ? Les cris de la milice se rapprochent. Des gouttes de sueur coulent sur le visage de l’homme. Ces gens n’ont rien sur eux, que leurs habits. Alix, Victor et Vivestido décident de les aider à se glisser chacun sous une banquette. Alix a juste le temps de jeter sa veste de pluie devant les genoux de l’homme avant que la porte ne s’ouvre sur la douce voix de l’automate Ornica :

– Veuillez présenter vos dominos et indiquer votre destination, s’il vous plaît, dit-elle.

Derrière elle, deux agents de la milice contrôlent tous les compartiments. Essayant de garder son calme, Alix fouille dans sa sacoche et tend à l’automate une demi-douzaine de dominos neufs.

– Nous allons à Courseville, fait-elle timidement.

– Le coût est de 10 points par passager, déclare l’automate en prenant sa perforeuse.

– Courseville est votre destination finale ? demande brutalement l’un des agents à Alix.

Avec ses yeux sévères, il lui fait plus peur que les deux personnes cachées sous leurs banquettes. Tandis qu’Ornica semble prendre son temps pour faire trois fois 10 trous sur les points des petits dominos en argent, Alix pense à toute vitesse. Mieux vaut passer inaperçue, se dit-elle.

– Oui, répond-elle. Nous voulons visiter le jet d’eau et la grande roue.

– D’où venez-vous ? continue le milicien.

– De la terre du Couchant… répond Alix en s’efforçant de ne pas paraître effrayée.

Dans le couloir, l’autre agent, qui semble être le responsable, interroge Blondingus l’apprenti.

– En quoi consiste votre travail sur cette ligne ? lui demande-t-il avec un ton hautain.

– Oh, vous savez ce que c’est, je m’occupe du train-train quotidien, plaisante Blondingus. Ouvrir les portes, fermer les portes, seconder le chef de train… ajoute-t-il en parlant lentement.

Comme ce jeune bourlinguedingue a du style et comme il a l’air sûr de lui, pense Alix sous le charme. Pourtant, elle s’alarme lorsqu’elle surprend une mimique qu’il adresse à l’automate Ornica. Alix a l’impression qu’il a deviné la présence de l’homme et de la petite fille. Un regard échangé avec Victor lui fait comprendre qu’il a les mêmes craintes qu’elle. Vivestido, lui, semble n’avoir d’yeux que pour Ornica. Il lui parle de la pluie et du beau temps pendant qu’elle composte avec zèle les dominos qu’il tient juste devant elle – « entre petits monstres, il faut s’entraider ».

– Votre correspondance se fera siège 133, compartiment n, wagon mi, dit Ornica en lui souriant.

Votre prochaine correspondance 1

Elle fait mine de s’en aller, quand une grosse voix dans le couloir la retient. Par la porte, Alix voit s’approcher un vieillard qui traîne les pieds et fronce les sourcils. Il porte un superbe uniforme de bourlinguedingue de gare, et son insigne de chef de train inspire le respect.

– Maître Rollator, s’empresse Blondingus, voici les agents de la milice des migrations.

– Sieur, commence le responsable de la milice, il semblerait que…

– Bonjour à vous aussi, le coupe Rollator. Dites-moi, comment se fait-il que la milice n’ait pas eu la délicatesse de prévenir le chef de train de sa présence sur ce trajet ?

– Nous avons des ordres, sieur, fait le responsable un peu gêné. La milice de la grande frontière nord nous a informés qu’un groupe d’étrangers ont franchi clandestinement la ligne de méfiance.

Alix frémit. Les mots « ligne de méfiance » lui font toujours froid dans le dos, car elle sait le mal que fait ce genre de frontière de l’extrême en interdisant la circulation des gens entre les terres. Mais autre chose la fait frémir, juste en ce moment : on vient d’entendre un petit cri sous la banquette de Victor. Les agents de la milice, tout à leur discours, n’ont rien remarqué. Le chef Rollator, en revanche, regarde Victor d’un air ennuyé. Il a entendu, Alix en est sûre. A-t-il vu ?

– Sieur, reprend le responsable de la milice, les étrangers cherchent asile dans les terres du sud. La rumeur dit qu’il y aurait un passeur dans votre TPV… Est-il vrai que cette ligne a des connexions avec d’autres terres du continent ?

Dehors, la pluie bat les vitres de plus en plus fort. Un courant d’air s’engouffre dans le couloir et fait claquer la porte d’un compartiment non loin d’eux. En même temps, un éclair à peine visible passe dans les yeux d’Ornica, qui rencontrent ceux de Rollator. Celui-ci remue ses sourcils.

– Non, répond-il. Il n’y a pas d’autres connexions que celles annoncées pour cette course.

Les deux agents de la milice en restent là avec Rollator. Ils continuent leurs recherches dans les autres compartiments, à la suite d’Ornica qui avance désormais à un rythme endiablé.

– Blondingus, au travail, dit simplement Rollator avant de repartir tranquillement.

Après un coup d’œil vers la milice qui s’éloigne, l’apprenti s’avance vers Alix :

– C’est ce qui s’appelle passer entre les gouttes… dit-il tout bas en écartant du pied la veste de pluie cachant l’homme sous la banquette.

D’un geste de la main, il les rassure. Il n’a visiblement pas l’intention de les trahir. Puis il les laisse. Mais juste avant de passer la porte, il s’arrête et tourne légèrement la tête de côté.

– Siège 204, compartiment w, wagon do, chuchote-t-il avec un clin d’œil. Attendez le signal.

Une fois la porte du compartiment refermée, l’homme sort de sa cachette et tend la main à sa petite, qui se blottit contre lui. Alix, debout près de la porte, surveille le couloir en frissonnant.

– Vous feriez mieux de rester encore un peu ici, dit-elle, il y a d’autres agents à l’entrée du wagon.

– Merci, dit simplement l’homme en asseyant la fillette à côté de Vivestido sur la banquette.

– C’est drôle, j’ai l’impression d’avoir déjà croisé ce sieur Rollator, dit Vivestido. Mais je ne sais plus où. Il y a longtemps dans une contrée lointaine, sans doute. Je suis prêt à parier que ton grand-père le connaît, Alix. D’après son âge, ils ont dû entrer dans la guilde à la même époque.

Victor, l’air absorbé, regarde le paysage qui défile lentement derrière la fenêtre, puis s’exclame :

– Mais on tourne en rond !

– Naturellement, dit Vivestido, c’est le principe du TPV : il décrit une boucle. C’est bien ce qui me fiche la nausée. Le trajet importe peu, de toute façon. Ce qui compte, c’est de rouler assez lentement pour que la connexion avec les autres lignes puisse se faire facilement.

– Comment ça ? demande Victor. Je ne comprends pas…

– Oh, tu ne connais pas ce moyen de transport ? fait Vivestido tout content d’avoir une occasion de parler. Eh bien, le TPV circule sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il retrouve sa gare de départ. Seulement, une fois en mouvement, il est conçu pour entrer en connexion à certains moments du trajet avec d’autres lignes de train ordinaires qui se trouvent à des lieues et des lieues à la ronde. Ça ne fonctionne que dans un sens, cela dit.

– C’est fantastique ! dit Victor en écarquillant les yeux. Mais comment se fait cette connexion ?

– Par l’intermédiaire d’un siège de téléportation spécifique à chaque destination. De tels sièges ont été élaborés grâce à l’extraordinaire technique des plus savants d’entre les bourlinguedingues – dont fait sûrement partie le sieur Rollator. Dès que le siège est activé, on s’assied dessus, et hop, on est transféré sur l’autre ligne. Quand notre TPV atteindra le point de connexion le plus favorable avec la ligne qui rejoint Courseville, nous devrons impérativement nous rendre au…

– … siège 133, compartiment n, wagon mi, dit Victor répétant les consignes d’Ornica.

– Exactement ! crie le gnome. Et à ce moment-là, j’aurai bien besoin d’un supplément de poudre.

– Mais dans ce cas, dit Victor en regardant l’homme et la petite fille, où mène votre siège à vous ?

– De l’autre côté de la frontière sud de la terre du Mitan, répond l’homme. En terre Mûre. C’est là que nous avons une chance d’être accueillis, paraît-il. Ici, les milices poursuivent les gens comme nous et les renvoient chez eux. C’est ce que m’a dit l’ami qui m’a conseillé de prendre ce TPV.

– Où est-ce que c’est, chez vous ? demande Alix en remettant sa veste de pluie.

– Le continent du nord, dans la zone de guerre.

L’homme raconte alors comment ils ont fui leur maison après une attaque qui a coûté la vie à la mère de la petite. Les affaires qu’ils avaient emmenées, ils les ont perdues lors de la traversée agitée du grand fleuve qui sépare les continents. Depuis, l’homme n’a pas pu donner de nouvelles à ses parents. Mais s’ils ne possèdent plus rien, c’est surtout parce que le voyage leur a coûté tous leurs dominos et presque tout leur argent. C’est à ce prix-là qu’ils ont pu franchir la très haute barrière construite pour renforcer la grande frontière nord : la ligne de méfiance.

– Je ne regrette pas d’être parti, la vie chez nous était devenue trop dangereuse pour la petite. Tout de même, c’est une chose difficile de quitter sa terre, dit-il tristement.

Alix hoche la tête, la gorge serrée. Elle aussi a dû partir de chez elle. Mais bien sûr, ce n’est pas pareil. Même s’il n’est pas sans danger, son voyage à elle est plus doux, c’est certain, pense-t-elle en regardant la fillette. Celle-ci semble fascinée par la petite boîte ronde en verre remplie de poudre bleue qui sert de pendentif au collier d’Alix. Trois notes de musique puis la voix de l’automate Ornica les font sursauter : « Les voyageurs à destination de Vau-Vent sont priés de se rendre au siège 68, compartiment f, wagon sol. Votre prochaine correspondance : Vau-Vent. » Alix attrape sa sacoche. Après avoir farfouillé dedans quelques instants, elle en ressort un fin tuyau de bambou de la taille d’un crayon, qu’elle tend à l’homme.

– Tenez, je vous prête ma paille. Envoyez une bulle à votre famille pour donner des nouvelles.

Votre prochaine correspondance 3

Surpris, l’homme lui fait un large sourire en guise de remerciement. Il prend la paille, la place juste devant sa bouche et murmure lentement un message au-dessus du trou. Enfin, il souffle dedans, jusqu’à ce qu’une bulle pleine de mots sorte à l’autre bout de la paille. La bulle s’enroule alors sur elle-même et s’élève jusqu’au plafond, avant d’éclater. Le message est parti.

L’homme rend la paille à Alix, qui la glisse dans sa veste. Ainsi, si une réponse arrive, elle entendra tout de suite la paille sautiller. Mais rien ne vient, que trois petits sons suivis des paroles d’Ornica qui résonnent dans le wagon : « Nous vous informons que les WC de la cinquième classe, wagon do, sont momentanément hors service pour des raisons techniques. Leur usage devrait être rétabli sous peu. En attendant, n’hésitez pas à vous rendre dans notre restaurant, wagon la, afin de déguster nos œufs grouillés, notre tout nouveau Paris-Brest, ou nos fameuses pommes de terre vapeur à l’ancienne. Nous garantissons que les pommes de terre sont mûres. Je répète : les pommes de terre sont mûres. Un service minibar passera également dans vos compartiments… »

– C’est le signal ! fait l’homme en se redressant brusquement.

Les autres le regardent sans comprendre.

– « Les pommes de terre sont mûres » : c’est à coup sûr le signal pour le passage en terre Mûre ! explique-t-il. Nous devons rejoindre le siège de correspondance.

– Oh, mais comment ferez-vous pour éviter la milice ? s’émeut Vivestido. C’est très risqué…

– Il faut qu’on vous accompagne, propose Victor. Avec nous, on vous remarquera moins.

Alix est du même avis. Seuls, l’homme et sa petite ont peu de chances d’y arriver. Tous se préparent donc à sortir. Mais alors qu’ils ouvrent la porte du compartiment, ils entendent un bruit de roulettes et une voix maintenant familière :

– Service minibar : lait-grenadine-pleins-gaz, canapés rails et fines herbes ! annonce Ornica dans le couloir, juste avant de s’arrêter précisément devant eux.

Discrètement, l’automate soulève alors la nappe qui recouvre entièrement son chariot et fait signe à l’homme de s’y cacher. Puis elle prend doucement la main de la fillette et la met dans celle de Victor. Devinant les intentions d’Ornica, Alix enlève sa veste de pluie et la pose sur les épaules de la petite afin de cacher les habits usés qui pourraient la rendre suspecte.

– Aidez-moi à pousser, grimace Ornica en serrant les fesses. Le chariot est lourd, maintenant.

C’est ainsi que les deux enfants et les deux petits monstres conduisent les deux passagers clandestins jusqu’au wagon do, l’un caché sous un chariot de service minibar et l’autre sous une veste de pluie. Lorsqu’ils arrivent enfin en queue de train, Ornica, épuisée, fait sortir l’homme de sa cachette. Encore quelques pas, et ils sont devant le compartiment w, où les attend Blondingus.

– Il est encore temps, n’est-ce pas ? s’enquiert tout de suite Ornica.

– Oui, répond Blondingus. En revanche, le siège est occupé, ajoute-t-il en frappant de petits coups sur la porte w. Quelqu’un qui n’a pas entendu l’annonce, sans doute – ou qui s’est noyé.

A peine a-t-il fini sa phrase qu’un bruit de chasse d’eau se fait entendre derrière la porte.

– Oh ! Hi hi, pouffe Vivestido. Le siège de correspondance, c’est les WC ?

– Oui, compartiment w. C’est une idée d’Ornica, dit Blondingus devant l’automate qui rougit.

Or, lorsque la porte du compartiment w s’ouvre, tous se figent. Devant eux se trouve un milicien.

Ce n’est pas tout. Au même instant, la porte du compartiment d’à côté s’ouvre également, et avant que Blondingus ou Ornica n’aient le temps de réagir, le couloir est occupé par une dizaine de personnes, hommes, femmes et enfants. Tous ont le teint du nord et des habits qui trahissent un voyage trop long et trop périlleux pour être de ce continent. Derrière eux, sans se douter de ce qui l’attend, un vieillard en uniforme de bourlinguedingue de gare avance doucement…

Stupéfait, le milicien regarde tour à tour les clandestins et le chef de train.

– Vous ? lance-t-il à mi-voix à Rollator. C’est vous, le passeur ?

Mais passé la première surprise, il porte la main à sa ceinture à la recherche de sa paille de service en plastique, prêt à envoyer une bulle d’alerte au responsable de la milice. Rollator retient son souffle. Est-ce le cri de panique de l’un des clandestins, son refus de les abandonner si près du but, ou l’appel de détresse dans les yeux d’Ornica qui le décide à tout tenter pour les sauver ?

– Attendez, dit-il au milicien d’une voix calme mais ferme.

Puis il s’avance lentement vers lui la tête haute et le regarde droit dans les yeux, sans sourciller.

– Vous pourrez envoyer votre message, je vous le promets. Mais d’abord, je voudrais que vous écoutiez le vieil homme qui se tient devant vous, un bourlinguedingue qui fait son travail honorablement depuis de nombreuses années et qui, pour cela, mérite au moins votre attention.

Le jeune milicien, embarrassé, et peut-être curieux d’entendre la vérité, suspend son geste.

– C’est vrai, dit Rollator, je fais passer ces gens en terre d’asile. Et j’en ai fait passer bien d’autres avant eux. Ce n’est pas que je veuille m’opposer aux forces de l’ordre, non. Mais… mon train n’est pas une ligne de méfiance. Voyez-vous, il se trouve que moi aussi, il y a fort longtemps, je suis arrivé clandestinement sur ce continent après un long voyage, les poches vides, la sacoche pleine de rêves et d’espoirs. Je voulais une vie meilleure. J’ai été aidé par des amis, par des inconnus, par des bourlinguedingues, aussi. J’ai travaillé dur, pour devenir quelqu’un de bien.

La main tremblant sur sa courte paille, la gorge serrée dans son col d’habit neuf, le milicien hésite.

– J’étais l’un d’eux, confie Rollator en tendant la main vers les clandestins. Alors aujourd’hui, je ne pense pas faire de mal en aidant ces gens à avoir, eux aussi, une nouvelle vie. La misère peut se faufiler partout – qui sait quel est ton sort à toi, jeune homme ? fait-il sur un ton tout à coup familier. Réfléchis bien… Que ressentiras-tu, si c’est ton tour demain de devoir partir loin des tiens ?

Un grand silence flotte entre les regards, entre les gestes, devant les lèvres de tous.

– Laisse-les filer, petit, termine Rollator. Ensuite, tu m’arrêteras, moi. Ainsi, tu auras un coupable.

Troublé, le jeune milicien se met à transpirer. Il semble tenaillé entre le doute et la colère.

– Et eux, là ? demande-t-il sèchement en montrant Blondingus, Ornica, Alix, Victor et Vivestido.

– L’apprenti et l’automate obéissent à mes ordres, répond Rollator. Quant aux enfants et au gnome, ce sont de simples voyageurs qui attendaient pour aller au pipi-room, je pense.

Justement, dans le compartiment w, le couvercle du siège 204 se met à briller, et à clignoter.

– Blondingus, au travail, je te prie, dit Rollator. Maintenant.

Sans attendre, Blondingus conduit les voyageurs clandestins à leur correspondance. Le temps presse. Voyant l’apprenti se démener seul avec tous ces passagers, Alix décide de l’aider. Elle ouvre son pendentif et distribue tout ce qui lui reste de poudre de dingue, cette poudre de couleur bleue qui évite le mal des transports. Lorsqu’elle en saupoudre une pincée sur l’homme et la petite fille, ceux-ci lui adressent un sourire. Avant de s’asseoir sur le siège WC, la petite fille lui rend sa veste de pluie.

– Dans les terres du sud, il fera beau et chaud, dit-elle tandis que dehors la pluie mitraille les vitres.

Au moment où elle s’assied, les contours de son corps s’estompent et elle devient de plus en plus transparente, jusqu’à disparaître totalement. Son père la suit, puis tous les autres clandestins. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, ils sont téléportés l’un après l’autre en terre Mûre.

Ne pouvant se contenir plus longtemps, honteux d’avoir ainsi failli à son devoir, le jeune milicien siffle aussitôt avec rage dans sa petite paille de plastique et envoie des bulles à toute la milice. Rollator tend ses poignets devant lui et se laisse passer les menottes sans dire un mot.

– Vous assurerez la bonne conduite du TPV jusqu’à la fin de la boucle, après quoi vous nous suivrez au poste de milice, dit le jeune agent en s’efforçant de paraître sûr de lui. En avant !

Au moment d’être emmené, Rollator se tourne une dernière fois vers le compartiment w, les yeux brillants. Il n’a pas l’air pas triste, non. Il a plutôt le regard de quelqu’un qui a accompli son devoir.

Alix se demande ce qu’il va devenir et ce qu’il va endurer, pour avoir sauvé tous ces passagers.

– Vous feriez mieux de rejoindre votre compartiment, vous autres, dit enfin Blondingus. Vous aussi, vous avez un long voyage, pas vrai ? Venez, je vous raccompagne.

Alix, Victor et Vivestido le suivent en silence. Derrière eux, tout en poussant son chariot, Ornica attrape son mégaphone et fredonne machinalement : « Les voyageurs à destination de Vau-l’Eau sont priés de se rendre au siège 173, compartiment s, wagon ré. Votre prochaine correspondance : Vau-l’Eau. »

– Tout de même, fait Victor, c’était risqué de cacher les clandestins si près du compartiment z. Et si le milicien avait décidé de les renvoyer sur-le-champ à la frontière nord du continent ?

– Il n’y a pas de compartiment z, dit Blondingus.

Amusé par l’air ébahi des trois amis, Blondingus échange avec eux un sourire de connivence.

– Cet homme et cette petite fille, dit Alix après un instant, on ne connaît même pas leurs noms.

Elle regrette de ne pas le leur avoir demandé. En fait, au début, elle aussi s’est méfiée d’eux. Le hasard l’a juste aidée à les connaître un peu mieux. Et s’il s’en était fallu de peu que ce ne soit autrement ? Et si la méfiance était assez puissante pour faire du mal même sans avoir à bâtir des lignes ? se demande-t-elle.

Elle a froid. Il y a de l’orage, dehors. Dans le wagon ré, les derniers passagers pour Vau-l’Eau se pressent vers le siège de correspondance. C’est alors qu’un coup de tonnerre secoue le train.

– Que se passe-t-il ? s’écrie Ornica en s’accrochant à son chariot. On dirait que le train accélère !

– Sûrement un mauvais contact, dit Blondingus. Ah, pourvu que la milice laisse maître Rollator…

Blondingus n’a pas le temps de finir sa phrase. Un freinage d’urgence les projette de côté, et nos amis tombent les uns sur les autres sur une banquette moelleuse, une place de deuxième classe au moins… un siège tout brillant, qui ne cesse de clignoter. Alix a soudain l’impression que la lumière diminue autour d’elle. Tout devient noir, et elle se sent propulsée dans un tunnel très étroit. Enfoncée dans un siège glacé, elle glisse à toute vitesse sous un plafond infesté de toiles d’araignée et sur des rails dont les grincements aigus ressemblent à de petits ricanements. Loin devant elle, dans un flash, il lui semble apercevoir des figures effrayantes qui parlent fort. Puis elle sent un choc, et tout redevient calme.

Elle n’entend plus que le roulement d’un train ordinaire, beaucoup plus rapide que le TPV. A ses pieds, Blondingus tente de se relever tandis que, surgissant derrière elle, Victor et Vivestido la font tomber de son siège avec de grands cris – de joie pour l’un, de peur pour l’autre. Puis la voix d’une automate inconnue résonne dans le wagon : « Nous arrivons à Vau-l’Eau. Veuillez descendre du train, s’il vous plaît. »

– Par tous les petits monstres du continent, s’agite Vivestido, nous voilà vraiment à Vau-l’Eau ?

– Oui, dit Blondingus. Nous avons atterri par hasard sur le siège 173 juste au moment de la correspondance. Nous avons été connectés à cette ligne, située à 500 lieues de la boucle du TPV.

Alix, Victor et Vivestido se regardent, découragés. Le TPV circule à sens unique, il n’y a donc pas de retour possible. Il leur faudra des semaines pour rejoindre Courseville, maintenant.

– Mais où est donc Ornica ? demande Victor en se retournant.

– Elle est restée dans le TPV, dit Blondingus. Son chariot l’aura probablement retenue dans le couloir au moment du freinage.

Autour d’eux, les autres passagers se pressent. Bousculés de part et d’autre, nos désormais quatre amis sont entraînés malgré eux vers la sortie.

– Oh non, fait soudain Alix affolée, ma sacoche ! Elle aussi est restée dans le TPV. Nous n’avons plus ni dominos, ni argent, ni rien… Comment faire pour aller jusqu’en terre du Levant, maintenant ? Comment continuer mon stage ? Et ma boîte à poudre de dingue qui est vide…

La voyant désemparée, Blondingus s’approche d’elle et écarte d’une main un pan de sa veste de pluie.

– Eh bien, dit-il en pointant la poche intérieure d’où dépasse un fin tuyau de bambou de la taille d’un crayon, il vous reste au moins cela, non ?

Alix embrasserait Blondingus, s’il ne l’impressionnait pas autant. Oui, il lui reste sa paille ! Essuyant les petites gouttes qui roulent depuis ses yeux sur ses joues, elle s’empresse de préparer une bulle à l’attention de son grand-père pour lui demander de l’aide.

Tout en soufflant dans sa paille, elle regarde la bulle qui se forme à l’autre bout autour de son message, s’enroule sur elle-même et s’élève dans les airs, jusqu’à éclater pour rejoindre son destinataire. Ne reste plus qu’à attendre une réponse. A cette pensée, Alix ne peut s’empêcher de sourire. Echanger des messages, n’appelle-t-on pas cela… avoir une correspondance ? Oui, avec un peu de chance.

Votre prochaine correspondance 4

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes