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Pour la petite histoire

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Temps de minuit

24 décembre 2019

La grande horloge sur la porte de la cité, tout au bout du chemin, indique midi. En posant le pied sur le bitume de la petite piste d’atterrissage du décadrone régional, Alix sent son cœur se gonfler de joie. De loin, elle voit émerger de la cité un circuit de montagnes russes, puis une immense roue à côté d’un imposant jet d’eau. Courseville, enfin !

Le trajet jusqu’à la capitale de la terre du Mitan aura été plus long que prévu, mais cette fois, ils y sont. Et la veille de la grande fête, en plus ! Alix, son cher gnome domestique Vivestido et leurs amis Victor et Blondingus se réjouissent de découvrir Courseville la Foraine, comme l’appellent ses habitants, la cité des attractions qui permettent de voyager pour de bon. Aucun autre endroit sur le continent ne propose autant de moyens de transport différents à la fois, et ce n’est pas un hasard si l’on y trouve de nombreux représentants de la profession, au savoir-faire et à la folie incomparables, la bien nommée guilde des bourlinguedingues.

– En premier, je ferais volontiers un tour sur la Grande Roue, dit Vivestido sur le chemin vers la cité. Histoire d’admirer le panorama. Il paraît que par beau temps, on voit jusqu’à la terre Rouge.

– Dommage, le temps est couvert, note Blondingus. Pourquoi pas la Fusée filante, plutôt ?

– Oh, je crois que ma taille est trop petite pour cette attraction, répond le gnome en se donnant un air sérieux. C’est qu’ils nous mesurent, avant de nous laisser passer, vous savez.

– Ha, vraiment pas de chance, toi qui aimes tellement les sensations fortes, le taquine Blondingus.

– Oui, surtout sans poudre de dingue, enchérit Victor. Rien de tel pour avoir un bon haut-le-cœur !

– Dans ma jeunesse, quand j’avais quelques pouces de plus, il m’est arrivé d’essayer ce type d’attractions, figurez-vous ! dit Vivestido avec son air de petit monstre vexé.

– Ne te fâche pas, rigole Victor, tu ressembles à mon oncle quand tu fais cette tête. Que dirais-tu de tester les hoverboards tamponneurs, en tout premier ?

Mais voici qu’arrivés à quelques pas de la cité, ils voient marcher à leur rencontre un homme grand, au regard fier et chaleureux, dans une cape agrafée par une broche renfermant un boîtier en verre rempli de poudre bleue, un homme appartenant à la guilde des bourlinguedingues.

– En tout premier, nous allons saluer mon père, murmure Alix d’une voix émue avant de courir vers le bourlinguedingue et de se jeter dans ses bras.

Temps de minuit 1

Elle le serre de toutes ses forces, s’accrochant à ses larges épaules et se blottissant contre sa poitrine pour y puiser toute la tendresse paternelle qui lui a manqué au cours des derniers mois. Lorsqu’elle accepte enfin de relâcher son étreinte, Vivestido s’avance et s’incline avec respect :

– Bien le bonjour, sieur Felix, c’est une grande joie de vous revoir.

– C’est une grande joie pour moi aussi, cher Vivestido, dit Felix en le tapant amicalement sur l’épaule. Et… ces jeunes gens sont sûrement Victor, le mordu de transports, et Blondingus, le bel apprenti chef de train, dont tu m’as parlé dans tes derniers messages par bulle, ma chérie ?

– Oui, confirme Alix tout excitée, des compagnons de voyage hors pair !

Victor, intimidé, admire le boîtier en forme de sablier inséré dans la broche de Felix. Le père de son amie semble heureux de les voir, et pourtant, il y a aussi un peu de tristesse sur son visage.

– Qu’est-ce que tu fais à Courseville, papa ? demande Alix. Et comment est-ce que tu es venu ?

– Eh bien, la guilde m’a demandé de venir sécuriser l’une des attractions de la cité. J’ai pu voyager par la voie officielle des dix-sept sages, en classe affaires, grâce à ton grand-père Tinguelus. Un joli circuit, je dois dire. Il ne permet pas de garder l’incognito, mais c’est un formidable raccourci.

Tout en pénétrant dans la cité, Felix et Alix se racontent leurs récentes aventures : comment Alix, après avoir perdu presque toutes ses affaires dans le train où ils ont rencontré Blondingus, a pu se débrouiller grâce au colis de secours envoyé par grand-père Tinguelus ; comment Felix, peu après la réunion des dix-sept sages à l’origine du grand voyage d’Alix, a dû laisser la maisonnée aux bons soins de la tante Valdinguia pour pouvoir rejoindre Courseville. Alix demande aussitôt des nouvelles de ses frères et sœur Albatrus, Amelia et Arno. Comme c’est bon d’entendre parler de la terre du Couchant, de chez elle… et en même temps douloureux, parce qu’elle en est si loin. Du bout des lèvres, avec une petite peur dans la voix, elle demande :

– Est-ce que tu sais où est maman ?

Felix ne lui répond pas avec des mots. Sa bouche devient triste et son regard, tout plein de nuit. Alix comprend qu’il n’a pas reçu de bulle de la part de sa mère depuis un bon moment.

– J’espère qu’il n’est rien arrivé à dame Fringalia, intervient Vivestido. Avec toutes ces lignes de méfiance qui se construisent sur le continent, il y a de quoi être inquiet… Aïe ! crie-t-il soudain.

Victor vient de lui donner un coup de coude discret pour le faire taire. Mais Vivestido aurait aussi bien pu avoir des paroles rassurantes, cela n’aurait rien changé. Alix sent le chagrin l’envahir. Ils sont sans nouvelles de sa mère, et son père semble avoir perdu tout espoir de la revoir un jour.

– Ce qui est certain, c’est que les lignes de méfiance se multiplient, dit Felix, et cela compromet le fonctionnement de nos transports, sans parler de la sécurité. Hélas, tant qu’il y aura des gens qui craindront leurs voisins, il y aura des lignes de méfiance pour empêcher le transit entre les terres voisines. A mon avis, il y en aura toujours, ajoute-t-il en se retournant pour regarder une étrange trace sur le sol.

– Sieur Felix, demande Blondingus, quel danger exactement nécessite de sécuriser ces lieux ?

Felix relève la tête. Malgré la musique entraînante qui résonne tout autour d’eux, son visage est sombre.

– Un loup, dit-il. Envoyé par le ministre de la méfiance afin de surveiller les allées et venues dans la cité. L’une de nos attractions offre un passage particulier vers des contrées très lointaines.

En disant ces mots, Felix s’est arrêté : les voici arrivés devant le stand du marchand de glimaces, de galopettes flambées et de pop-licornes.

– Mais assez de mauvaises nouvelles, conclut-il, ce sera fête ce soir, dès minuit ! Prenons du bon temps : je vais vous faire visiter Courseville. Vous verrez, c’est un endroit magique.

Il offre à chacun les friandises de son choix, puis ils partent à la découverte des différentes attractions, dans les rues décorées de fanions de couleur, de rubans dorés et de cadeaux géants.

– La plupart des attractions mènent simplement à d’autres quartiers de la cité, explique Felix en distribuant à tous les dominos qui servent de titres de transport. Mais quelques-unes rallient les villages et stations de montagne environnants, et un tout petit nombre font un trajet plus long.

Après avoir testé les Hoverboards tamponneurs – une longue piste de course reliant la cité du nord au sud –, nos amis prennent le Toboggan des miracles, qui les conduit en moins de temps qu’il ne faut pour dire « dingue » jusqu’au pied de la Grande Roue, seule attraction qui ne mène nulle part si ce n’est au milieu des nuages. Au détour de l’une ou l’autre allée, Felix salue des personnes très bien habillées, toutes munies d’un bijou avec un boîtier plein de poudre bleue, devant lesquelles Vivestido s’incline très bas : sans doute des bourlinguedingues importants, suppose Alix. Son père aussi doit être important, car grâce à lui, ils n’ont pas besoin de faire la queue. Ils ont la priorité pour les Petits Chevaux volants, la Fusée filante, et la Course à l’échalote – un tapis roulant dont le lieu d’arrivée est le meilleur restaurant de la cité. A table, tous ont les yeux qui pétillent autant que leur lait-grenadine-pleins-gaz. La grande fête promet d’être belle !

En fin d’après-midi, alors que le ciel devient foncé et que des guirlandes s’allument sur les arbres, Felix les emmène à l’attraction dont il a la charge : les montagnes russes. Devant l’impressionnant circuit en forme de 8, Alix, Victor et Blondingus se réjouissent. Vivestido, lui, fait la grimace. Ces voiturettes qui montent et descendent à toute vitesse en tournant sur elles-mêmes ne lui disent rien de bon. Il se laisse distraire par la musique de la fête et les voix d’automates qui résonnent sur la grand-place : « Le petit monstre Luca attend son père à la caisse principale », dit l’une d’elles.

– Tiens, voilà un drôle de nom, remarque le gnome. Je n’en ai jamais entendu de pareil.

– Il doit venir de loin, dit Felix en s’agenouillant près d’une drôle de trace brillante sur le sol. 

A côté d’eux, Victor, sur la pointe des pieds, peine à détacher son regard des montagnes russes.

– Où mène votre attraction, sieur Felix ? demande-t-il en tenant ses dominos d’un air décidé.

– Nulle part et partout, répond Felix. Mais selon la voiturette que l’on choisit, cela fait une grande différence. Dans tous les cas, votre lieu de destination sera à la fois ici et ailleurs.

Victor se tourne vers Alix, qui ne comprend pas plus que lui les paroles énigmatiques de son père.

– Mes amis, vous avez devant vous la Nuit des temps, dit Felix laissant planer le suspense. L’attraction qui permet de voyager dans le temps, finit-il par dévoiler avec fierté. Original, non ?

Temps de minuit 3

Felix se serait sans doute amusé de voir les bouches ouvertes sur les visages ébahis de ses invités, si son attention n’avait pas été attirée par une nouvelle trace brillante sur l’une des voiturettes de la Nuit des temps. Au même instant, un bourlinguedingue accourt vers lui.

– Sieur Felix, fait celui-ci hors d’haleine.

– Sieur Escalator, que se passe-t-il ? demande Felix.

– N’auriez-vous pas vu un tout petit monstre aux oreilles pointues et au chapeau de même forme ?

– Ma foi non. De quel genre de petit monstre s’agit-il, un gnome, un automate ou un petit-gris ?

– Rien de tout cela, souffle Escalator. Ce petit monstre-là est différent de tout ce que nous connaissons. Vous allez sans doute me trouver idiot, mais…

– Mais ? s’enquiert Felix.

– Je me demande si ce ne serait pas ce qu’on appelle un lutin. Vous savez, ces petits monstres…

– … de l’ancien temps, achève Felix en examinant la trace brillante sur la voiturette. Oui, c’est possible, il a pu arriver chez nous par erreur avec la Nuit des temps. Et maintenant il est perdu. Avez-vous parlé avec lui, sieur Escalator ?

– Oui, dit Escalator. Son nom est Luca. Il est venu demander son chemin à la caisse principale, il cherchait son père. Il n’avait pas de dominos. Quand il a vu le loup, il a eu peur et il s’est sauvé.

Felix hoche la tête, puis se tourne vers Alix, Vivestido, Victor et Blondingus.

– Nous devons absolument le retrouver, de préférence avant que le loup ne le fasse, dit-il. Les enfants, cher Vivestido, vous allez m’aider. Il faut vérifier toutes les attractions…

Cependant, ils aperçoivent justement au loin un petit être espiègle aux habits tout brillants, aux oreilles et au chapeau pointus, qui saute joyeusement dans l’une des voiturettes de la Nuit des temps. Felix n’a hélas pas le temps d’arrêter le mécanisme de départ. Luca le lutin embarque dans le grand 8.

– Mes aïeux, s’alarme Felix, avec cette voiturette-là, il ne retourne pas à la bonne époque !

– Mes empereurs, blêmit Vivestido, pauvre petit… Que va-t-il lui arriver ?

– S’il ne rentre pas chez lui avant minuit, il se perdra dans l’infini, dit Felix. Vite, il faut le suivre ! Sieur Escalator, vous assurerez la surveillance de l’attraction, ajoute-t-il en courant vers le départ.

A sa suite, Alix, Victor, Blondingus et Vivestido grimpent dans une voiturette de la même couleur que celle prise quelques secondes plus tôt par Luca le lutin. Ils s’attachent au moment même où le circuit se met à vibrer. En toute hâte, Felix ouvre son sablier, verse dans sa paume une bonne quantité de poudre de dingue, la poudre bleue qui évite le mal des transports, et en jette une poignée sur tous les occupants de la voiturette. Une sonnerie retentit. Ils sont partis.

Temps de minuit 2

Aussitôt, leur voiturette se met à tourner comme une toupie. Alix, accrochée à son père, s’efforce de garder les yeux ouverts. Entre deux hurlements de Vivestido, il lui semble entendre un bruit de tic-tac qui s’accélère. La voiturette monte, puis descend à toute vitesse, lui mettant le cœur au bord des lèvres. Autour d’eux, tout devient blanc.

Alix serait incapable de dire combien de tours de grand 8 ils ont faits lorsque à ses oreilles le tic-tac ralentit, pour finalement s’arrêter. Leur voiturette se trouve alors brusquement freinée par un tas de sable. Derrière eux, d’étranges voiturettes de toutes sortes viennent se coller à la leur. Devant eux, ils voient le même grand 8 – quoique plus petit et fait de bois –, le même ciel de fin d’après-midi d’hiver – quoique un peu plus dégagé –, mais un paysage très différent. La campagne s’étale à perte de vue au-delà des quelques attractions qui entourent la Nuit des temps. Au loin, à la place de la caisse principale, se dresse un château qui domine la plaine.

– Est-ce que tout le monde va bien ? demande Felix.

Vivestido est livide, immobile et muet, ce qui n’est pas bon signe quand on le connaît. Lorsque Blondingus lui tapote l’épaule avec un doigt, le gnome tombe de la voiturette et vomit instantanément un doux mélange de galopette flambée et de glimaces aux trois parfums.

– Bien, tu te sentiras mieux, maintenant, lui assure Felix.

– Oh, gémit le gnome, ces déplacements multidynamiques ne sont plus de mon âge, vraiment…

– Allons, en route, dit Felix. Nous avons un petit monstre à retrouver.

En sortant de la voiturette, Alix constate que la piste en bois du grand 8 est recouverte d’une fine couche de glace. Elle se demande si l’attraction est ouverte en dehors de l’hiver. Comme elle, Victor, Blondingus et Vivestido sont fascinés par ce qui les entoure. Les gens qu’ils croisent, leurs habits, leur manière de parler, tout leur semble curieux. Pourtant, d’une certaine façon, cette foire ressemble à leur Courseville moderne. Ici et là, des musiciens chantent ou jouent de la flûte, et des attractions attirent les curieux à l’intérieur de tentes décorées de lierre et de branches de houx. Près d’eux, des enfants parlent d’une grande fête tout en allumant des bougies.

– Nous arrivons à la date et à l’heure exactes auxquelles nous sommes partis, mais une bonne dizaine de siècles plus tôt, explique Felix.

Pour voir le jongleur, le spectacle de marionnettes, ou pour entrer dans la tente hantée, les gens ne paient pas avec des dominos mais avec des pièces d’or d’un autre âge.

– A part la Nuit des temps, est-ce qu’il y a des attractions qui font voyager ? demande Alix à son père, tandis qu’un garçon la suit en soufflant dans un tout petit instrument percé de trous.

– Bien sûr, dit Felix en tirant de sous sa cape une pièce d’or qu’il lance au garçon. Plus loin, il y a un tapis volant, et juste là, un tabouret de transport. Mais dans cette époque, ce sont surtout les forains qui voyagent, plus que les clients des attractions.

En se promenant d’une tente à l’autre, Felix et ses aides se renseignent auprès de ces forains : n’auraient-ils pas vu une petite créature perdue, aux oreilles et au chapeau pointus, avec des habits pleins de brillants ? « Que nenni », font les premiers, « peut estre », font les seconds en tendant la main pour obtenir des pièces d’or. D’autres leur répondent qu’il y a régulièrement des créatures aux oreilles pointues dans le coin, mais qu’elles n’ont pas l’habitude de se perdre.

– Vous parlez du fabricant de lumignons ? leur dit alors un forgeron dans son langage à lui. Oui, je l’ai vu. Il voulait se réchauffer un instant près de ma forge. Il a dit qu’il avait besoin de chaleur.

Hélas, ce lutin-là vient de partir, d’après le forgeron. Alix voit son père perdre courage. Où chercher, maintenant ? Blondingus, attiré par la tente du tabouret de transport, propose d’aller se renseigner là-bas. Vivestido tente d’interroger le garçon au petit instrument, en train de charmer Alix en lui jouant une sérénade. Victor, lui, réfléchit.

– Luca aura sans doute compris qu’il n’est pas au bon endroit… je veux dire à la bonne époque, dit-il après un instant. Il voudra repartir chez lui, non ?

– Bon sang, tu as raison, Victor ! s’écrie Felix. Vite, retournons à la Nuit des temps.

Felix, Blondingus et Vivestido courent déjà en direction du grand 8 tandis qu’Alix reste immobile devant le jeune musicien, qui tombe à genoux devant elle.

– Pour vous, gente damoiselle ! dit-il en lui offrant son joli petit instrument percé de trous.

Puis elle sent la main de Victor l’entraîner à la suite de leurs amis.

– Oh, faites que ce sacré lutin ne soit pas encore parti… supplie Felix.

– Là, s’écrie soudain Blondingus en montrant le portique d’entrée, il y a des traces brillantes !

Temps de minuit 5

Tous lèvent alors les yeux sur la montagne russe. Dans le soir de plus en plus noir, ils voient le lutin bondir dans une voiturette, puis glisser, et disparaître derrière la structure en bois.

Sans tarder, Felix donne une pièce d’or au forain et, après avoir trouvé une voiturette de la même couleur que celle de Luca, agite son sablier sur ses compagnons de route – avec double ration pour Vivestido. A leur tour, ils se laissent glisser sur la piste gelée. Une nouvelle fois, la voiturette tourne comme une toupie au son d’un tic-tac, Vivestido hurle, et tout devient blanc.

Cette fois-ci, l’arrivée est moins brutale. La voiturette ralentit avec douceur puis s’arrête sans heurt sur une piste métallique. La taille et la structure de ce grand 8 ressemblent davantage à celles du premier. On y aperçoit même des bourlinguedingues. Ce temps-là est beaucoup plus proche du leur que le précédent, juge Alix. Elle parierait qu’il est à peine plus ancien, de quelques dizaines d’années seulement, peut-être.

Felix demande aussitôt à la bourlinguedingue préposée au grand 8 si elle a vu Luca le lutin.

– Un petit bonhomme vif aux oreilles et au chapeau pointus ? Oui, dit-elle, il est parti par là. Mais il court plus vite qu’un petit-gris. Si vous voulez le retrouver, vous avez intérêt à demander l’aide de la Navigatrix. Avec son arche, elle pourra vous faire survoler les différents quartiers de la cité.

– La Navigatrix ? répète Felix. Qui est-ce ? Et où peut-on la trouver ?

– Quoi, vous ne connaissez pas cette femme archicélèbre ? La libératrice de jadis ! s’étonne la bourlinguedingue. Ah, mais j’oublie, vous venez sûrement de loin. Eh bien, c’est une très vieille dame qui pilote une sorte d’arche des airs, au coin de la grand-place.

Felix a l’air perdu. Sans doute est-ce une époque où il n’est encore jamais venu, en déduit Alix. Pressant le pas, la compagnie gagne la grand-place pleine d’attractions inconnues. Victor écarquille les yeux devant le Motomanège, un immense circuit de motos des neiges reliant la cité et la station de montagne la plus proche, Blondingus admire le Trapèze rouge, une attraction offrant aux pendulaires de la terre Rouge une ligne directe avec Courseville, et Vivestido regarde avec inquiétude un ascenseur-restaurant à la porte en forme de bouche, curieusement appelé Au Bon Loup. Enfin, au coin de la grand-place, ils trouvent un vaste jardin dans lequel se dresse une grande arche, avec un écriteau indiquant : « Néonef ». Une très vieille dame les accueille avec un sourire. Alix la regarde intriguée. Cette vieille dame ressemble à quelqu’un qu’elle connaît bien.

Comprenant l’urgence de la mission, la Navigatrix les invite aussitôt à monter dans son arche, sans même leur demander leurs dominos de transport. Tout en écoutant Felix lui raconter leurs aventures à la recherche de Luca le petit monstre de l’ancien temps, elle commence à manœuvrer, puis l’arche décolle.

– Tu as l’air triste, jeune bourlinguedingue, lui dit-elle après un instant.

Felix la regarde d’abord surpris. Puis il répond à mi-voix :

– C’est que je ne suis pas sûr d’y arriver.

– Ne crois-tu pas à la magie de la grande fête ? demande la Navigatrix.

– Je ne sais pas, dit Felix de plus en plus surpris. J’en ai entendu parler, oui, lors de l’un de mes voyages, mais je crois que mon époque l’a perdue. Si elle existe dans la vôtre, je pourrai peut-être sauver ce lutin de la Nuit des temps. Sinon, il sera lui aussi perdu pour toujours, fait-il tourmenté.

A côté de lui, Vivestido et Blondingus se penchent sur la rambarde pour tenter d’attraper les petits morceaux d’écume du jet d’eau qui se transforment en flocons de neige à son sommet.

– Je suis triste parce que… le monde est parfois si sombre, continue Felix.

Au-dessous d’eux, malgré la nuit de plus en plus épaisse, la cité parée de guirlandes resplendit.

– Dans ce cas, cherche la lumière, dit simplement la vieille dame.

Felix ne répond pas avec des mots. Mais dans son regard une petite lueur passe. La vieille dame lui sourit.

Devant elle, Alix et Victor, à l’affût de chapeaux pointus dans la foule, ont bientôt le regard attiré vers le lointain. Trois rangées de lumières vives, s’étirant sur des lieues et des lieues, éclairent les abords de la terre Rouge.

– Est-ce que c’est une ligne de méfiance ? demande Alix à la Navigatrix.

– De loin, cela y ressemble, n’est-ce pas ? fait la vieille dame. Heureusement, ce n’en est pas une. L’espace entre ces rangées de lumières réunit de nombreux voyageurs de la terre du Mitan et de la terre Rouge. Il m’arrive moi-même d’y poser mon arche… C’est une piste d’atterrissage.

Intrigué, Felix observe cet espace illuminé, sans doute la plus longue piste d’atterrissage du continent, où se posent à l’instant un mégadrone puis deux décadrones.

– Parfois, c’est le contraire, on prend pour un lieu de rencontre ce qui est en fait une ligne de méfiance, continue la vieille dame. Dans ce cas, cependant, l’erreur est intéressante, car elle peut offrir la solution pour transformer les choses, dit-elle à Alix. Il ne faut pas avoir peur de renverser les choses. N’oublie pas cela.

Alix se tourne vers Victor, qui ne semble pas comprendre mieux qu’elle ces mystérieux propos. Décidément, cette vieille dame lui rappelle quelqu’un. Or, soudain, comme ils survolent un quartier où l’on vient d’allumer un feu de joie, Felix s’écrie :

– Descendons, s’il vous plaît ! Je crois savoir où nous pouvons trouver notre lutin.

Aussitôt, la Navigatrix pilote son arche de manière à la faire descendre.

– D’après ce que nous savons, ce lutin cherche la chaleur, explique Felix. Près du feu, nous avons une chance de le trouver.

Lorsqu’ils sont à bonne hauteur pour sauter sans se faire de mal, ils enjambent la rambarde.

– Merci pour votre aide, dame Navigatrix, dit Felix. Maintenant, c’est à nous de jouer, pas vrai ?

– Tout se passera très bien, jeune bourlinguedingue, l’encourage-t-elle, tu as une bonne intuition. Aie confiance. Adieu, mes amis… Et joyeuse grande fête ! crie-t-elle par-dessus la rambarde.

Une fois sur le macadam, Felix, Alix, Vivestido, Victor et Blondingus se donnent la main afin d’éviter de se perdre au milieu de la foule – « il y a assez d’un petit monstre à chercher », fait à juste titre remarquer Vivestido – et ils se mettent à la recherche de Luca.

– Sieur Felix, pourquoi pensez-vous que ce lutin ait besoin de chaleur ? demande Blondingus.

– Probablement pour fabriquer ses lumignons, répond Felix. La chaleur aide à créer de la lumière.

En disant ces mots, il remarque une première trace brillante sur le sol, puis une deuxième, puis d’autres, d’autant plus visibles qu’il fait tout à fait nuit, désormais. Ils touchent au but, on dirait. Bientôt, les traces brillantes les mènent jusque devant le feu de joie, où se réchauffe un petit chapeau pointu abritant des oreilles de même forme.

– Cher Luca ? essaie Felix.

Le lutin se retourne aussitôt. Il est effrayé, et encore plus petit que Vivestido.

– N’aie pas peur, dit doucement Felix en lui tendant la main, nous voulons t’aider à retourner d’où tu viens. Ici, ce n’est pas encore le bon endroit, tu comprends ?

Temps de minuit 4

Luca hoche la tête et vient se jeter dans les bras de Felix. Tous soupirent de soulagement.

– Je cherche mon père, leur dit-il les yeux pleins d’espoir.

– Oui, dit Felix, je crois que je sais d’où tu viens.

Un instant plus tard, ils arrivent tous ensemble devant la Nuit des temps.

– Je ne vois pas les voiturettes qui conduisent dans ton siècle, dit Felix à Luca. Elles sont probablement déjà occupées. En revanche, une voiturette pour notre époque à nous est prête à partir. Accompagne-nous, et ensuite je t’aiderai à rentrer. Ainsi, tu seras chez toi avant minuit.

Luca approuve. Il semble leur faire confiance. Une fois tout le monde installé, attaché et ravitaillé en poudre de dingue, la voiturette se met en marche, et la Nuit des temps les entraîne dans son tourbillon. Ce voyage-là est plus court que les précédents, le bruit du tic-tac plus doux, et la vision du blanc ne dure que le temps d’un éclair. Déjà, la voiturette s’arrête. En posant le pied sur le trottoir à côté du circuit, Alix sourit. Elle reconnaît la mélodie qui résonne sur la grand-place. De loin, elle voit Escalator courir vers eux. Ils sont bien revenus à leur époque.

– L’avez-vous retrouvé ? demande Escalator à Felix.

– Ma foi oui, répond Felix en montrant le petit Luca blotti entre ses genoux.

Le visage tout guilleret, Luca sort de la voiturette. Mais à peine debout sur le trottoir, le voilà qui sursaute puis se cache sous la cape de Felix. Un peu plus haut sur la grand-place, sous les rubans lumineux, une forme effrayante se dessine dans la nuit. Le loup montre ses crocs.

– C’est l’heure de sa dernière ronde, dit Escalator en levant les yeux dans sa direction.

– Au fait, quelle heure est-il ? demande Blondingus en regardant le ciel tout à fait noir.

– Nous arrivons toujours à la date et à l’heure exactes de notre dernier départ, dit Felix. Il est tard, parce que nous avons séjourné un certain temps dans les autres époques.

– Ah, c’est pour ça qu’on a si faim ! N’est-ce pas, cher Vivestido ? fait Victor en donnant un coup de coude affectueux au gnome, encore un peu verdâtre après ce dernier voyage.

– Ce loup surveille le grand 8, explique Felix à Luca. S’il te voit, il risque de s’intéresser à toi, et cela ne me dit rien de bon. Mieux vaut attendre qu’il ait terminé sa ronde avant de te montrer. Nous avons encore un peu de temps avant minuit, allons donc manger quelques pop-licornes !

En compagnie d’Escalator, tous se dirigent vers le stand le plus proche en prenant soin de bien cacher Luca. Devant le Toboggan des miracles et la Fusée filante, partout, les rues sont pleines de l’excitation de la grande fête qui approche. Tout le monde déballe déjà cadeaux et colis spéciaux.

– Papa, dit Alix lorsqu’ils sont en train de manger, tu ne trouves pas que la Navigatrix avait les mêmes yeux que grand-père Tinguelus ?

– Si, en effet, les mêmes, répond Felix.

– C’est peut-être une ancêtre de la famille, alors ! Une de mes arrière-arrière-grands-mères ?

– Cher Vivestido, fait Blondingus, toi qui es vieux, tu ne l’as jamais rencontrée par le passé ?

– Je ne suis pas si vieux ! s’indigne le gnome. Non, ajoute-t-il songeur, mon temps au service de la famille de sieur Tinguelus ne m’aura hélas pas permis de croiser cette vieille dame à une autre occasion.

Blondingus lève son verre de lait-grenadine-pleins-gaz avec un clin d’œil, puis se tourne vers le lutin :

– Tu regardes drôlement tes pop-licornes, cher Luca, tu n’aimes pas ça ?

– Pourquoi m’appelez-vous « cher » Luca ? demande alors naïvement le lutin.

– Eh bien, c’est comme ça qu’on s’adresse aux petits monstres domestiques… depuis trois siècles au moins, dit Vivestido surpris par la question. Tu n’es pas un petit monstre domestique ?

– Non, répond Luca, je suis le petit monstre de mon papa, c’est tout. Cela dit, c’est vrai que je travaille pour lui, parce que nous avons une entreprise familiale.

– Ah bon, fait Victor, quel genre d’entreprise ?

– Mes frères et sœurs et moi, nous aidons notre père à distribuer des cadeaux. Nous travaillons toute l’année, pour ça ! Il y en a qui confectionnent les jouets, d’autres qui réceptionnent les lettres de souhaits… Moi, je fabrique des lumignons, dit-il en secouant son chapeau pointu d’où s’échappe une fine poussière brillante.

Felix le regarde, attendri. Fabricant de lumignons, quel beau métier, semble-t-il penser.

– Mon père est très célèbre, ajoute gaiement Luca. Vous le connaissez sûrement, c’est un vieil homme qui essaie de distribuer des cadeaux au monde entier en une seule nuit…

Alix, Vivestido, Victor et Blondingus font non de la tête. Luca continue ses explications :

– Cet après-midi, nous venions de commencer notre tournée de distribution à travers le monde quand nous sommes arrivés dans cette ville pleine d’attractions. En voyant le grand 8, je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai voulu faire un tour, avoue-t-il gêné. Je ne savais pas…

– Tu ne pouvais pas savoir, dit Felix. Très peu de gens sont au courant, dans l’ancien temps.

– Le bon côté, c’est que ça nous aura permis de te rencontrer, dit Escalator. Nous avions eu vent de l’existence de lutins dans l’ancien temps, mais nous savions si peu de choses sur vous…

– Oui, continue Felix. Nous ne savions pas que vous étiez une famille, par exemple. D’ailleurs, ton père et tes frères et sœurs doivent s’inquiéter pour toi.

– C’est pour ça, il faut que j’y retourne, dit Luca. C’est important. Sans moi, il n’y a personne pour faire la lumière sur le temps de minuit. Vous comprenez, ce soir, c’est le grand soir !

Felix regarde autour de lui.

– Il est temps, dit-il. Je pense que la voie est libre, maintenant. Allons te trouver une voiturette.

De retour devant la Nuit des temps, Luca sautille de joie. Après avoir confié à Felix l’année exacte d’où il est parti, il grimpe dans la voiturette que celui-ci lui indique, puis leur dit à tous adieu et merci.

– Sois prudent, la prochaine fois que tu reprendras le grand 8, lui dit Alix.

– Oh, la prochaine fois, je prendrai plutôt les autos tamponneuses ou le train fantôme, dit Luca.

Alix hausse les sourcils en entendant ces drôles de noms d’attractions. Mais déjà le grand 8 vibre. Felix a juste le temps de jeter sur Luca une poignée de poudre de dingue, la poudre qui guérit le mal des transports, et la sonnerie retentit. Luca agite la main et, les yeux brillants, crie d’autres mots étranges qu’Alix ne comprend pas, sans doute des mots de son époque à lui. Puis sa voiturette part dans la nuit.

Peu à peu, les décorations lumineuses du grand 8 s’éteignent pour inviter les gens à rejoindre la grand-place pour la fête. L’attraction va fermer. Plongés dans l’obscurité, Felix, Alix et leurs amis restent silencieux. Il y a pour eux dans cet instant quelque chose qui ressemble un peu à l’éternité. 

Alors soudain, comme ouvrant une brèche dans le noir, une trace lumineuse et scintillante se répand sur le circuit devant eux, suivant le parcours de leur lutin… Et le grand 8 tout entier se met à briller. En même temps, dans le ciel apparaissent des centaines de petites boules blanches… Peut-être des flocons de neige ? Non, simplement des bulles contenant des messages de vœux pour la grande fête, étincelant dans cette lumière inattendue, véritable poussière de lumignons. La grande horloge sur la porte de Courseville, tout au bout du chemin, indique minuit.

– J’espère que Luca va retrouver son papa, murmure Alix. Papa, quels étaient ces mots étranges qu’il a criés quand il est parti ?

Dans le regard de Felix, une petite flamme a jailli, et sa bouche sourit enfin. Et si ce lutin avait ramené l’ancienne magie de la grande fête dans cette époque ? Avec un peu de poudre de lumignons, qui guérit le mal d’espoir, et avec ces deux mots anciens, ces deux mots étranges…

– « Joyeux Noël », répond-il à sa fille.

Son visage, sa cape, même son sablier, tout brille. Il y a de la joie en lui, une immense joie sur le temps de minuit.

 

Quelques heures plus tard au petit matin, dans l’appartement de fonction de Felix qui domine l’entrée de la cité, Alix observe l’horizon. Le cœur serré, elle se prépare à repartir pour continuer son voyage à elle, jusqu’en terre du Levant. Bien sûr, c’est un honneur d’accomplir un travail proposé par les dix-sept sages eux-mêmes. Bien sûr, elle n’est pas seule : Vivestido est là, toujours fidèle, Victor n’est pas près de vouloir retourner chez son oncle, et Blondingus préfère les accompagner plutôt que de se faire arrêter par la milice à son poste d’apprenti chef de train. Mais elle aurait tant voulu rester un peu avec son père.

S’approchant d’elle, Felix la prend tendrement par l’épaule.

– Sais-tu quel chemin tu vas prendre, maintenant, ma chérie ? lui demande-t-il.

D’un geste de la tête, Alix lui montre le sud.

– Ce n’est pas le chemin le plus court, dit-elle, mais quelque chose me dit que je dois passer par la terre Rouge.

– C’est une bonne idée, répond Felix. Là au moins, tu auras un peu de lumière et de chaleur.

– Papa, fait Alix, qu’a voulu dire la Navigatrix quand elle a parlé de renverser les choses ?

– Je ne sais pas… Peut-être que l’on gagne parfois à les retourner pour en voir le dessous.

Après un moment de silence, Felix sort de derrière son dos un paquet qu’il tend à Alix. A l’intérieur, il y a une magnifique sacoche de voyage.

– J’ai pensé que tu serais contente d’en avoir une neuve, dit Felix.

Ravie, Alix y glisse toutes ses affaires, y compris le petit instrument de musique dont le garçon lui a fait cadeau lors de leur premier voyage dans le temps. Felix lui donne encore un petit paquet de dominos de réserve, et enfin un sachet rempli de poudre de dingue.

– Vivestido en aura besoin, lui dit-il avec un sourire complice.

Sur ces mots, ils entendent justement la voix du gnome dans le vestibule.

– Oh, merci mes amis, crie-t-il à Victor et Blondingus, ce dernier tour de grande roue m’a fait très plaisir !

Felix prend Alix tout contre lui et la serre fort entre ses bras costauds.

– Peut-être croiseras-tu ta mère dans les forêts de la terre Rouge, lui murmure-t-il d’une voix émue. C’est là qu’elle disait se rendre dans la dernière bulle que j’ai reçue.

Alix sent son cœur se gonfler d’espoir. Tout n’est pas perdu, pense-t-elle, elle reverra peut-être sa mère, enfin…

Du côté du Levant, le ciel s’éclaircit. Alix a une mission qui l’attend. Elle s’en va avec Vivestido, Victor et Blondingus, ses trois compagnons de voyage hors pair. Comme c’est dommage de quitter cet endroit sans avoir pu tout visiter… et en même temps c’est une veine, parce qu’ainsi il a encore des surprises à lui dévoiler. C’est décidé. Un jour, elle reviendra à Courseville la Foraine.

Temps de minuit 6

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Merci aux musiciens du temps jadis pour leur « Noël nouvelet » et autres « Douce nuit »
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes