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Pour la petite histoire

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Néonef

30 juin 2020

Le vent souffle et souffle encore. Il transporte les cris des aiglons et le bruit des vagues d’un bout à l’autre de la plage. Alix aime cet endroit, ça sent bon le sel mouillé et les fruits d’été. Elle court avec son petit frère Arno en suivant le bord de l’eau, en jouant à qui se ferait éclabousser le premier, en riant à ne plus pouvoir s’arrêter. Près d’eux, leur grand frère Albatrus jette au vent son goélodrone et ses deux colomboïdes, s’amusant à les téléguider avec sa miniconsole. Debout sur son padel, leur sœur Amelia tend le bras vers le sommet des rochers au bout de la plage. Très haut, bien plus haut que le goélodrone et les colomboïdes, des animaux volants non identifiés font des lignes blanches dans le ciel de la terre du Couchant. Le ciel tangue, on dirait… Le vent tourne et tourne autour d’Alix, il fait s’envoler ses frères et sœur loin, plus loin que l’horizon.

L’instant d’après, elle est en train de courir en direction des rochers. Le temps presse, à ce qu’on dit. Il y aurait des choses à voir de l’autre côté – ou est-ce qu’il y aurait des choses à fuir de ce côté-ci ? Elle escalade les rochers, mais elle est si fatiguée… Elle voudrait gagner le sommet, mais elle est comme paralysée. Au-dessous d’elle, les vagues grondent. Au-dessus, son père, sa mère, son grand-père et même sa tante sont là, qui l’appellent. Le rocher s’est transformé en mur, un mur lisse, qui n’offre plus aucune prise. Alix est projetée dans le vide et tombe en chute libre…

Elle ouvre brusquement les yeux, se redresse, puis repose la tête sur son oreiller en soupirant. Dehors, devant l’auberge de jeunesse, les vagues du lac vont et viennent doucement. Dans la salle à manger juste à côté, elle entend la voix de son gnome domestique Vivestido. « Vous n’allez pas apprendre à un vieux petit monstre à faire son travail, fait-il. Je sais parfaitement me servir d’une machine à pop-licornes ! » Après quoi retentissent de petites explosions en cascade, suivies d’un bruit de glissade et d’un cri de gnome en mode panique. « En fait, c’est une machine à faire de l’eau-pleins-gaz, cher Vivestido », entend-elle dire son ami Victor, habitué des auberges de jeunesse pour avoir longtemps travaillé dans celle de son oncle. « Et tu en as mis partout », ajoute une voix désespérée, celle de Blondingus.

Alix se frotte les yeux. Une odeur de sirop de fleurs et de tartines sucrées achève de la réveiller. Elle est loin de chez elle. Elle est en terre du Levant, dans la plus grande ville de la province nord-est, berceau de la grande ligne de méfiance. La guilde sait-elle qu’elle est arrivée ? Voilà trois semaines que, par précaution, elle n’a plus échangé de bulles avec son maître de stage, grand-père Tinguelus. Blondingus dit que le ministère de la méfiance sent la menace se rapprocher et qu’il surveille sûrement les communications des dix-sept sages de la guilde. Dans ces conditions, sa mission de stage va devenir sacrément compliquée, songe Alix. Les lignes de méfiance les plus simples sont déjà difficiles à désamorcer, à ce qu’on dit. Que penser de la plus longue, la plus haute et la mieux gardée d’entre toutes, celle que personne ne peut franchir à part les plus estimés ministres et quelques notables grands méfiants, celle qui est devenue le symbole du pouvoir de la méfiance, celle qui fait peur à tout le continent ? Une vraie partie de plaisir, à n’en pas douter.

Heureusement, Vivestido la protège, et Victor et Blondingus sont avec elle. On ne peut pas rêver de meilleurs compagnons qu’eux, Alix en est bien certaine. Elle les rejoint dans la salle à manger, où elle avale quelques tartines au miel de gazelle et une galopette au roulis de groseilles, avant de rassembler ses affaires, sa veste, sa paille de communication et ses dominos de voyage. Elle prend soin de cacher sous sa chemise le seul indice de ses liens avec la guilde des bourlinguedingues : son petit boîtier en forme de sphère rempli de ce sucre en poudre bleu qu’on appelle poudre de dingue, et accroché à son collier comme un pendentif, dont les fragments de verre multicolores pourraient attirer les regards. Puis les quatre amis quittent l’auberge de jeunesse, sacoches au dos.

Le milieu des bourlinguedingues est un milieu familier, pour Alix. C’est celui dans lequel elle a grandi. Du côté de son père comme de sa mère, il semble que tous ses ancêtres aient eu la vocation de travailler dans le domaine des transports, au sein de la très réputée compagnie continentale spécialiste de la bourlingue en tout genre : la guilde. Malgré les distances et les obstacles naturels, malgré les frontières ordinaires et les inquiétantes lignes de méfiance qui se construisent à travers le continent, la devise des bourlinguedingues est depuis toujours d’assurer des liaisons entre les lieux et de permettre les rencontres entre les gens. Voilà ce qu’on répète aux enfants qui se destinent aux métiers des transports, voilà ce qu’Alix a entendu toute sa vie, de ses parents, mais aussi de son grand-père Tinguelus et de sa tante Valdinguia, qui ont tous deux l’honneur de faire partie du conseil des dix-sept sages de la guilde. Bientôt, Alix devra décider si elle veut entrer dans la guilde, elle aussi, ou si elle préfère retourner à l’école comme la plupart des enfants de son âge. Une fois son stage terminé, après sa mission, choisira-t-elle de devenir bourlinguedingue apprentie comme Blondingus, et comme rêve de l’être Victor ? Elle l’ignore encore.

Tout en marchant, elle ajuste sa sacoche et donne la main à Vivestido, qui peine à tenir le rythme de Victor et Blondingus. Il doit souffrir du chaud. Le soleil brille déjà haut dans le ciel, faisant plisser les vaguelettes du lac comme il fait plisser les yeux d’Alix. Sur l’autre rive, au loin, on aperçoit un magnifique ouvrage de pierre au-dessus d’un rideau d’arbres, qui s’étire entre deux collines – un pont, sans doute, pense Alix – et qui guide leur regard jusqu’au bout du lac. Là-bas, au pied des arbres, se dresse une immense tente de couleur toute ronde : un chapiteau.

– Par tous les petits monstres du continent, s’écrie Vivestido, c’est le fameux cirque aquatique !

Alix, Victor et Blondingus admirent l’ingénieuse installation qui semble flotter au-dessus de l’eau.

– Si on allait jeter un œil ? fait Victor. A cette heure, les artistes doivent être en train de répéter.

Tout sourire, les quatre amis longent le lac et se dirigent vers le chapiteau, impatients de voir quelles créatures et quels engins sont présentés dans les spectacles du cirque.

Arrivés près de l’enceinte, ils doivent cependant jouer des coudes. De nombreux visiteurs ont eu la même idée qu’eux et se pressent contre les barrières qui surplombent le lac, espérant voir un numéro. Alix se tient sur ses gardes. Parmi eux, elle vient de remarquer un animal au poil roux qui va et vient discrètement, un loup.

– Regardez, il y a des animaux aquatiques, s’exclame Victor en montrant le chapiteau.

Autour de la tente en forme de couronne, ils distinguent en effet plusieurs juments-vapeur et quelques cygnes majusculés. Sur le rivage, des dresseurs de macropoissons volants exercent un numéro de voltige. Comme nos amis aimeraient aller voir tout ça de plus près ! Bien sûr, l’entrée du chapiteau est surveillée. Un homme en uniforme, avec son regard sévère, dissuade les curieux de s’approcher. Il est bourlinguedingue, apparemment : il porte un diadème au milieu duquel brille un petit boîtier semblable à ceux que possèdent tous les gens de la guilde. Il les observe.

– Demandez les bonnes glimaces… entendent-ils crier derrière eux. Pop-licornes sucrées ou salées, lait-grenadine-pleins-gaz rose ou blanc… propose en boucle le marchand ambulant.

Mais Alix n’a d’yeux que pour le funambule qui grimpe sur un câble conduisant au sommet du chapiteau, et pour les danseurs de ribouldingue dans leurs immenses roues qui tournent à toute vitesse dans tous les sens, à vous faire chavirer l’estomac.

– J’espère qu’ils ont pris de la poudre de dingue, dit Vivestido de plus en plus pâle.

Lorsqu’ils voient arriver les jongleurs sur planches à voile et canots à moteur, Alix sort sa paille de sa sacoche. Il faut absolument qu’Amelia voie ça, se dit-elle. Elle guette les artistes et leurs embarcations à travers le trou de la paille de bambou, puis tire sur le petit coude en accordéon pour enregistrer les images en mouvement. Elle souffle ensuite dans la paille un message pour sa sœur et attend que les mots et les images en ressortent à l’autre bout, enfermés dans une bulle qui s’envole aussitôt dans les airs. Si elle devient bourlinguedingue, elle aimerait bien naviguer comme Amelia. Ou peut-être voler comme Albatrus ? se prend-elle à rêver.

Mais soudain, elle s’alarme. L’homme au diadème se dirige vers elle, visiblement en colère. L’envoi de bulles-vidéoclips est-il interdit ? Ce bourlinguedingue-là n’a pas l’air commode, en tout cas. Non loin d’elle, le loup au poil roux tend également le cou dans leur direction.

– Il vaut mieux qu’on s’en aille, dit Alix affolée à ses amis.

Ils tentent de se frayer un passage. Hélas, l’attroupement des visiteurs près des barrières les empêche d’avancer. Le bourlinguedingue se rapproche. On jurerait qu’il les cherche.

C’est alors qu’Alix sent une petite main poilue lui saisir le bras et l’attirer, sans un mot. C’est une main de gnome, mais ce n’est pas celle de Vivestido. Du coin de l’œil, elle voit ses amis qui suivent ses pas, escortés par le loup au poil roux. La main de gnome et le loup les entraînent tous les quatre loin du bourlinguedingue, loin de la foule, loin du chapiteau.

– A gauche, Pitrilus, dit le petit être qui tient toujours le bras d’Alix en s’adressant au loup. Il faut nous mettre à couvert, ça grouille de grands méfiants, par ici.

Ils s’enfoncent dans une ruelle peu fréquentée qui serpente entre des blocs aux façades inégales.

– Jeune imprudente, grommelle la voix de gnome devant Alix, ce n’est pas le moment de te faire remarquer. Après tout ce que ton grand-père a fait pour te protéger !

Surprise, et un peu honteuse, Alix se tait. Qui est donc ce petit monstre qui semble vouloir les secourir ? se demande-t-elle. A côté d’eux, le loup Pitrilus se montre gentil. Tous les loups n’ont peut-être pas été dressés avec le poison de la méfiance, se dit-elle en regardant le grand monstre.

– Vous connaissez mon grand-père ? ose-t-elle demander après quelques secondes.

– Un peu, sacre-poudre-bleue ! fait la voix tout à coup haut perchée. C’est lui qui m’envoie.

Comme Alix, troublée, s’arrête au milieu de la ruelle, le petit être se tourne enfin face à elle :

– Je suis la gnome Cesautica. Au service des dix-sept sages de la guilde.

 

Après avoir marché environ une lieue à travers la ville, supportant la chaleur et les plaintes régulières de Vivestido – « j’ai mal au cœur », « je suis au bout de ma vie », « je réclame plus de droits pour les petits monstres ! » –, ils arrivent au bout d’une allée déserte où le bitume se perd peu à peu dans un parterre de feuilles et d’herbe. Derrière un portail en aluminium forgé au-dessus duquel se courbent les branches épaisses d’un arbre sûrement centenaire, ils devinent un jardin.

Cesautica ouvre le portail et, accompagnée de Pitrilus, les précède sur un chemin de terre. Au-delà du jardin, à l’ombre d’autres arbres, s’élève une improbable bâtisse gris clair, pas vraiment droite, percée d’une série de fenêtres rondes sur le côté. Son toit en forme de voûte est couronné tout au bout par une tour aussi pointue qu’une flèche, qu’on dirait prête à être lancée dans l’espace internébuleux. Alix et ses amis lèvent les yeux vers cette drôle de bâtisse, dont la structure semble faite d’une seule pièce, et qui menace de se renverser au moindre coup de vent tant elle penche.

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– Bienvenue à la nef des Sages, dit Cesautica avec un ton bourru.

– Mes empereurs, souffle Vivestido. Est-ce là ce que les anciens appelaient une chapelle ?

– Oui, répond Cesautica. J’en suis la gardienne depuis que notre maîtresse nous a quittés, ajoute-t-elle avec de l’émotion dans la voix. Dame Salvatrix était une grande bourlinguedingue.

Tandis qu’ils approchent de la bâtisse, Alix constate qu’une partie du toit est en ruine.

– Aujourd’hui, c’est un endroit oublié de tous, bredouille Cesautica. Mais autrefois, c’était une étape de la voie officielle des dix-sept sages.

Vivestido ralentit le pas et regarde le jardin, l’air pensif. Victor et Blondingus regardent Alix, l’air de se demander ce qu’ils font dans un pareil endroit.

– Je croyais que la voie officielle reliait les capitales des différentes terres du continent, s’étonne Alix en se rappelant ce que ses parents lui ont dit sur ce chemin express réservé aux sages de la guilde.

– Cette ville est l’ancienne capitale de la terre du Levant, n’est-ce pas ? fait alors Vivestido en regardant Cesautica. C’était avant le grand bombardement.

Cesautica hoche la tête pour confirmer, puis se renfrogne.

– Je me souviens de cette époque, continue Vivestido, de nombreux petits monstres ont aidé les bourlinguedingues à créer des lignes de fuite vers le centre des terres pour permettre aux habitants d’échapper aux attaques du continent voisin. C’était une guerre effroyable. Après ça, les gnomes ont revendiqué le droit pour tous les petits monstres d’appartenir à la guilde. Mais les sages de l’époque ont refusé, craignant de bousculer des règles établies depuis plusieurs siècles.

Alix ignorait cette histoire. Elle n’a jamais compris pourquoi les petits monstres n’étaient pas admis au sein de la guilde, mais elle était loin d’imaginer une telle injustice de la part des sages.

– C’est aussi à cette époque et à cet endroit que la méfiance a pris de l’ampleur, affirme Cesautica amère.

Comme elle n’en dit pas plus, Alix, Victor et Blondingus, intéressés, se tournent vers Vivestido.

– Il y a eu beaucoup de victimes, ici, leur explique-t-il, et les gens ont eu peur que ça recommence. Ils ont voulu se défendre de manière excessive contre les autres continents, les autres terres, et même les autres régions. La construction de lignes de méfiance a commencé, souvent en secret, mais cette mode secrète s’est propagée loin à la ronde. C’était il y a des années.

– Par ici, dit alors Cesautica en leur indiquant une porte latérale.

L’intérieur de la chapelle est sombre. Pourtant, Alix et ses amis y ressentent un étrange bien-être, comme si le silence des lieux les rassurait. Quelque chose leur est familier dans cet endroit, mais ils ne sauraient dire quoi. Le regard perdu dans les hauteurs et guidé par les majestueuses arcades qui soutiennent le ventre du plafond, ils traversent la nef jusqu’à la tour en forme de flèche.

Néonef 2

– Dame Salvatrix, notre maîtresse bien-aimée, m’a raconté un jour que cette tour était une fusée d’exploration, dans les temps très anciens, dit Cesautica.

Alix regarde autour d’elle. Vues de l’intérieur, les fenêtres de la nef apparaissent colorées.

– Est-ce que toutes les étapes de la voie officielle des sages sont des chapelles ? demande Victor.

– Pas toutes, répond Cesautica qui semble se radoucir. Il y a des théâtres, des parcs publics, des stades de ribouldingue… Ce n’est pas la construction qui compte, mais l’emplacement. Il doit être chargé d’ondes électromagnétiques propices à la mise en place du système de téléportation.

– Oh, s’enthousiasme Blondingus, c’est donc la téléportation qui permet à la voie des sages d’être aussi rapide ? Combien de points de dominos coûte le voyage ? Simple curiosité…

– Quand la ville a perdu son titre de capitale, poursuit la gnome sans prendre la peine de répondre, cette étape a été désactivée. Au fond, c’est sans doute mieux ainsi, car aujourd’hui, la voie officielle est surveillée par le ministère de la méfiance, par décret des grands de ce continent.

– Chère Cesautica, se risque à demander Alix en surveillant un pan de toit qui bouge, qu’est-ce qu’on fait dans cet endroit ? Je veux dire… y a-t-il un rapport avec la grande ligne de méfiance ?

– Oh, regardez ! crie soudain Vivestido en pointant un coin de la nef.

Lovée entre deux piliers, une petite cabine fermée par un rideau tombant jusqu’à mi-hauteur sursaute, dirait-on, sous l’effet d’une succession de flashs.

– Ah, enfin ! marmonne Cesautica. Viens, ordonne-t-elle à Alix, c’est pour toi.

Sans comprendre exactement ce qui se passe, Alix suit la gnome jusqu’à la petite cabine.

– Attention, pas un mot sur ta mission ! prévient Cesautica. Les tip-top-parlotes sont surveillées par le réseau interconnecté, précise-t-elle avant de tirer le rideau pour laisser entrer Alix.

Peu rassurée mais plutôt curieuse, Alix pénètre dans la chambre noire. Cesautica fait aussitôt glisser le rideau avec un bruit de fermeture éclair. A l’intérieur, pendant les flashs, Alix distingue un banc et, en face de ce banc, une énorme lentille de verre à affichage digital. A l’instant où elle s’assied sur le banc, la lentille émet un dernier flash, puis s’efface. A la place apparaît une grille. Alix explose de joie. De l’autre côté de la grille, il y a grand-père Tinguelus.

D’abord, les mots ont de la peine à venir, des deux côtés de la grille. On se sourit en silence. Alix sait que son grand-père n’est pas vraiment ici, qu’il est loin, probablement en terre du Couchant – pourtant il semble si près d’elle. A travers la grille, les doigts de Tinguelus viennent à sa rencontre. C’est la première fois qu’Alix est dans une chambre noire. Le cœur battant, elle tend lentement sa main jusqu’à effleurer les doigts qui la rejoignent. Elle sent leur chaleur : elle peut les toucher.

– Bonjour, ma petite-fille, dit Tinguelus. La tip-top-parlote a certains avantages, n’est-ce pas ?

A travers ses larmes, Alix regarde les vieux doigts courbes, puis les serre fort entre les siens.

– Oh, doucement, s’il te plaît, grimace Tinguelus, mes doigts me font un peu souffrir, ces jours-ci.

Regrettant son geste trop brusque, Alix lâche prise immédiatement.

– Ce n’est rien, fait le vieil homme en dégourdissant ses doigts, juste un peu d’arthrodinguite digitale. Un mal vieux comme le continent auquel je n’ai hélas pas encore trouvé d’antidote.

Alix baisse la tête. Elle a une question à poser à son grand-père, mais elle hésite. Elle se rappelle bien les recommandations de Cesautica. Y aurait-il moyen d’évoquer sa mission sans la nommer ?

– Moi aussi, hasarde-t-elle, je cherche un antidote pour guérir un mal, un très grand mal, et je ne sais pas comment…

– C’est fou ce qu’il y a comme vent, par ici, l’interrompt Tinguelus en tournant la tête. Nous allons finir par nous envoler, si ça continue, ajoute-t-il en rigolant.

Alix s’efforce de sourire malgré sa déception. Elle se tait, de peur de dire quelque chose d’interdit. Non loin de Tinguelus, des gens discutent, on dirait. Elle reconnaît la voix de sa tante Valdinguia.

– Alix, reprend gaiement son grand-père, j’ai un service à te demander. J’aimerais que toi et tes amis, vous m’achetiez une petite voiture téléguidée. Je cherche un modèle très ancien, qu’on ne pilote pas avec les miniconsoles habituelles, mais avec un objet d’un autre âge qui s’appelle une télécommande. J’ai entendu dire qu’il y en avait dans la ville où vous êtes. Demandez donc à Vivestido de vous aider à trouver ça : vu son grand âge, il saura sûrement ce que c’est.

– Je vais me renseigner, répond Alix perplexe, mais pourquoi…

– J’ai besoin de m’amuser un peu, fait Tinguelus avec un clin d’œil.

Et elle, a-t-elle envie de demander, quand pourra-t-elle de nouveau s’amuser un peu ? Il faut croire que les dix-sept sages n’ont pas réfléchi à ça. Mais une autre question lui vient à l’esprit :

– A propos de Vivestido, commence-t-elle, je me demandais… Pourquoi les petits monstres qui sont à notre service ne peuvent pas faire notre métier ? C’est injuste, non ?

Ses derniers mots sont couverts par de petits bips qui résonnent dans la chambre noire.

– L’inconvénient de la tip-top-parlote, déplore Tinguelus, nous serons bientôt coupés. Nous pourrons nous reparler plus tard, sans doute. En attendant, fais ce que je te demande, s’il te plaît : trouve ce jouet, conclut Tinguelus sur un ton très sérieux. Au revoir, ma petite-fille.

La seconde d’après, la cabine émet un son continu, puis la grille s’assombrit. Lorsque le silence revient, à la place de la grille, Alix voit son reflet. La lentille de verre a réapparu.

Alix écarte le rideau. Après la chambre noire, le retour à la lumière la fait cligner des yeux – ou est-ce ce rayon de soleil, en face d’elle, qui traverse l’une des fenêtres de la nef ? Elle est éblouie.

Lorsque ses yeux s’habituent, un détail la frappe : on croirait que le verre des fenêtres est brisé en plusieurs morceaux de couleurs différentes. Exactement comme son pendentif, songe-t-elle.

Néonef 3

– Comment va sieur Tinguelus ? entend-elle lui demander Vivestido.

Mais elle ne répond pas. Elle ne bouge pas, non plus. Stupéfaite, elle regarde le pendentif de son collier : la petite sphère en verre multicolore s’illumine, comme la vitre au-dessus d’elle. Elle la prend dans ses mains et la retourne. C’est alors qu’elle remarque, entre deux morceaux de couleurs différentes, un point blanc presque aveuglant d’où jaillit un faisceau qu’on dirait fait de milliers de filaments tressés. Quand Alix effleure ce faisceau, elle s’aperçoit qu’il est solide comme un fil. En le touchant, elle se sent infiniment bien, incroyablement forte, et parfaitement en sécurité.

– Sacre-dingue, le pouvoir de la vitrosphère… murmure Cesautica. C’était donc ça, le secret de sieur Tinguelus le sage.

– Qu’est-ce que c’est ? demande Alix en essayant de se déplacer pour voir si le faisceau persiste.

Comme un fil qu’on déroule, le faisceau suit tous les mouvements de la vitrosphère.

– C’est un instrument d’une puissance extraordinaire. Si la vitrosphère est éclairée par une lumière multicolore, les couleurs de ses morceaux de verre réagissent et s’illuminent, explique Cesautica. Il se produit alors un phénomène de luminosynthèse, qui a pour effet de matérialiser les particules de lumière et de les projeter hors de la vitrosphère sous la forme d’un cordon luminescent, d’une matière très souple mais plus solide que l’acier. On appelle ce cordon une ligne de vie.

Attirés par ce mystère, Victor et Blondingus posent la main dessus. Ils en constatent la solidité.

– Combien de temps ça dure ? demande Victor émerveillé.

– La ligne de vie est indestructible une fois créée, dit Cesautica. En revanche, la luminosynthèse ne dure pas indéfiniment, et la ligne de vie cesse d’être fabriquée dès que la vitrosphère s’éteint. Selon une ancienne croyance, ajoute-t-elle, la ligne de vie émet un rayonnement qui repousse les armes de tous types et protège de tout mal quiconque la saisit avec des mains libres.

Alix ose à peine y croire. Voilà donc ce que grand-père a imaginé pour l’aider dans sa mission.

– Est-ce que la ligne de vie serait assez puissante pour créer un passage sûr dans la grande ligne de méfiance ? demande-t-elle tout excitée à la gnome.

– Sans doute, dit Cesautica avec sa voix haute. Le problème, c’est de savoir comment la faire passer. Dans une ligne de méfiance ordinaire qui sépare de petits territoires, je ne dis pas, il serait assez facile de jeter une ligne de vie. Mais la grande ligne de méfiance… C’est un mur qui a la réputation d’être aussi dangereux qu’infranchissable. C’est dans cette ville qu’a commencé sa construction, vous savez, c’est ici qu’il est le plus solide. Bien sûr, réfléchit Cesautica, si ce point cède, tout le reste de la ligne deviendra vulnérable. Les autres ministères n’attendent que ça.

– Alix, dit Vivestido dont les poils se colorent sous la lumière des fenêtres, ton grand-père t’a sans doute fait venir dans cette nef pour te faire découvrir le pouvoir de la vitrosphère. J’ignore comment, mais je pense que la ligne de vie est le début de la solution à ta mission.

 

A l’invitation de Cesautica, nos amis prennent leurs quartiers dans le presbytère de la nef des Sages. Après un repas composé d’œufs grouillés, d’une tortue minute et d’un gâteau à vapeur au sirop de coquelicoptères dans le chœur de la nef, tout l’après-midi se passe en discussions autour de la grande ligne de méfiance, de la ligne de vie et de la tip-top-parlote qu’Alix a eue avec Tinguelus. Alix rapporte la demande de Tinguelus au sujet du jouet ancien.

– Il y a bien un magasin des antiquités, dit Cesautica ennuyée, mais c’est un endroit très mal famé.

– Grand-père a insisté pour qu’on trouve ce jouet, il doit y avoir une raison, se justifie Alix.

– Alors allons-y, fait Blondingus, on ne va quand même pas avoir peur d’une voiture téléguidée.

Alix approuve. Grand-père Tinguelus ne les mettrait pas en danger, elle en est sûre.

– D’accord, cède Cesautica. Nous emmènerons Pitrilus avec nous pour plus de sécurité.

Dès le lendemain matin, la petite équipe se met en route. Vivestido, qu’Alix a supplié de venir alors qu’il aurait préféré se reposer à la nef – « je pourrais profiter de ce magnifique jardin en vous attendant » –, est tellement patraque que Blondingus et Pitrilus ont accepté de le porter à tour de rôle. Pauvre Vivestido, pense Alix. Même marcher lui donne le tournis, ces jours-ci. Elle a beau lui offrir régulièrement de la poudre de dingue, le meilleur remède que connaissent les bourlinguedingues contre le mal de voyage, le gnome a le cœur au bord des lèvres dès qu’il prend la route. Etrangement, il a toujours de l’énergie pour se plaindre… Mais Alix n’aime pas le voir comme ça.

Lorsqu’ils arrivent au magasin des antiquités, son fidèle petit compagnon se sent cependant de nouveau plein d’allant. Dans les présentoirs et sur les rayonnages, des objets plus anciens les uns que les autres s’empilent, envahissant tous les recoins du magasin. « Regardez, une perche de trolleybus », fait-il enthousiaste, « un combiné de téléphone, c’est merveilleux », dit-il surexcité, « une carte à puce », s’extasie-t-il quasiment la larme à l’œil. Bien sûr, il est le seul à savoir de quoi il s’agit. En farfouillant sur un étal, Alix et Victor dénichent une petite flûte très ancienne qui ressemble beaucoup à celle qu’Alix a dans sa sacoche et qu’elle a ramenée de l’étrange voyage qu’ils ont fait avec son père en terre du Mitan, quelques mois auparavant. Blondingus, lui, s’attarde devant une table avec un cadre, équipée d’un bâton et de plusieurs boules de couleurs qu’il s’amuse à faire ricocher contre les bordures. Même Cesautica semble trouver son bonheur :

– Pitrilus, regarde ce que j’ai déniché ! dit-elle à son loup en perchant sa voix aussi haut que le rayonnage qu’elle désigne. Ce magnétocompresseur serait très utile pour mon moteur téléportatif.

Tandis qu’Alix essaie de jouer de la petite flûte, elle évoque avec Victor les souvenirs de ce fameux voyage avec son père – un voyage qu’aucun d’eux n’est près d’oublier, tant ils sont allés loin dans le passé grâce au tourbillon du temps. Puis ils entendent un cri de gnome héroïque :

– J’ai trouvé ! s’écrie Vivestido en tenant fièrement dans une main un modèle de voiture téléguidée d’un autre âge, et dans l’autre un gros boîtier pourvu de manettes et d’une vieille antenne en fer : sans doute ce qu’on appelle une télécommande.

Après avoir testé les deux accessoires dans le magasin, causant une grande frayeur à Blondingus qui s’est cru attaqué par une tortue express en liberté, Alix paie la marchandise auprès d’un vieil homme à la caisse – absolument tout est vieux, ici, s’avise-t-elle – et range le tout dans sa sacoche.

Soudain, au moment même où Cesautica, à côté d’elle, achète son magnétocompresseur, où Vivestido éclate de rire aux propos de Victor taquinant Blondingus – « Eh, sieur Blondingus, tu ne vas quand même pas avoir peur d’une voiture téléguidée ! » –, Alix le voit. A l’entrée du magasin se tient un homme en uniforme et au regard sévère, l’homme au diadème.

La suite ne dure pas plus de quelques secondes. Avec une voix aussi perçante que son regard, l’homme leur ordonne de ne plus bouger et saisit sa paille de communication. Pitrilus hurle pour faire diversion, pendant que Blondingus attrape Victor et Vivestido, appelle Alix et Cesautica, et avant que la bulle de l’homme, pleine de petits éclairs rouges et noirs, ne s’envole jusqu’au plafond du magasin des antiquités, nos amis sortent à toute volée.

Dehors, ils courent, ils courent aussi vite qu’ils peuvent.

– Alix… je n’arrive pas… à vous suivre… fait Vivestido haletant.

Déjà, des agents de la milice continentale sont à leurs trousses, armés de matraques au poivre et accompagnés de cinq loups de méfiance que Pitrilus tente de repousser. Vite, Alix prend Vivestido sur son dos et rassemble toutes ses forces pour suivre les autres. A l’angle de la rue, ils grimpent dans un petit train de tourisme sans même composter leurs dominos de transport.

Hélas, la milice les suit en hoverboards accélérés. Suivant Cesautica, ils descendent du train dans le quartier des ponts tournants, qui enjambent tour à tour le lac et les trois canaux qui drainent la ville. Pitrilus les mène tous au bout d’un pont en mouvement, au carrefour des canaux. Au dernier moment, alors qu’un des loups de méfiance va se jeter sur eux, Pitrilus pousse nos amis du pont à la force de sa queue rousse et les suit.

Ils atterrissent sur une barque automatique, qui file sous les feuillages des arbres puis s’enfonce dans un tunnel. Sur le pont tournant, les miliciens et les loups, désorientés, n’ont pas pu voir quelle direction ils prenaient. Alix soupire. Ils sont sauvés.

Sur son dos, elle sent Vivestido relâcher son étreinte et glisser lourdement.

– Cher Vivestido, qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle.

– Il est évanoui ! s’alarme Blondingus en se précipitant pour rattraper le gnome. Vic, aide-moi à le mettre sur le côté.

Alix s’agenouille aussitôt près de Vivestido, tout en tirant son collier de sous sa chemise.

– Son cœur ne bat presque plus, dit Cesautica en l’examinant.

D’une main tremblante, Alix ouvre son boîtier-vitrosphère et jette une grosse pincée de poudre bleue sur le visage de Vivestido. Après un instant, celui-ci ouvre les yeux et grogne un peu.

– Cher Vivestido, comment te sens-tu ? demande Alix.

Vivestido lui sourit, mais il ne dit rien. Il sourit, mais il a le poil terne et l’air triste.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? Dis-le-moi, s’inquiète Alix.

La bouche entrouverte, frissonnant sous le vent qui se lève, Vivestido hésite à parler.

– J’ai un peu peur que tu me grondes, dit-il tout doucement.

– Mais non, pourquoi ? fait Alix sans comprendre.

Le gnome la regarde, les yeux fatigués.

– Je suis désolé, Alix. Je crois que je n’arriverai pas à t’accompagner jusqu’au bout de ta mission.

– D’accord, répond Alix, ce n’est pas grave, tu te reposeras à la nef des Sages et tu nous attendras.

– Non, dit calmement Vivestido. Je… je ne pourrai plus te protéger. Je suis très vieux, tu sais. Mon cœur est épuisé. C’est normal, ça devait arriver. Je suis simplement… au bout de ma vie.

Ces mots-là sifflent avec violence dans les oreilles d’Alix. Elle a l’impression d’avoir reçu un coup de matraque en plein visage, d’être subitement perdue dans l’espace internébuleux, dans l’infini de la nuit. Plus rien n’existe autour d’elle. Il n’y a plus que Vivestido. Elle voudrait écarter le vent qui le refroidit, stabiliser la barque qui le secoue, réaliser le moindre de ses désirs. Comme elle voudrait lui donner ce statut de bourlinguedingue qu’il souhaite tellement, qu’il mérite tellement.

A genoux devant lui, elle lui soutient la tête et lui prend la main, submergée de chagrin.

– Je ne veux pas que tu t’en ailles, sanglote-t-elle.

Vivestido serre sa main.

– Tu me reverras au moins une fois, si je ne me trompe pas, murmure-t-il. Mais ce sera dans très longtemps… Souviens-toi…

Est-il en train de délirer ? Alix ne comprend pas ce qu’il entend par là.

– Ce voyage en ta compagnie aura été le plus palpitant de toute ma longue vie au service des bourlinguedingues, dit-il avec un regard incroyablement profond. Merci… dame Alix.

C’est la première fois, pour Alix. Elle ne peut pas, elle ne veut pas. Mais elle sait qu’elle doit le laisser partir – le laisser mourir. Ce mot-là pèse lourd sur sa poitrine, tout à coup. Peut-être parce que, pour la première fois, il frappe un ami.

– Merci à toi… sieur Vivestido, dit-elle en insistant sur chaque mot.

En entendant cela, le gnome ferme les yeux, et son sourire s’élargit. Puis un grand silence tombe sur la barque et sur tous ses occupants. Le cœur de Vivestido a complètement cessé de battre.

 

Il y a des moments étranges, au cours du voyage de l’existence, dont on se souvient comme d’un rêve parce qu’on les a vécus dans un état second. C’est ce qu’éprouve Alix un peu plus tard devant la nef des Sages en repassant dans sa tête les derniers événements. Comme dans un rêve, elle a gardé la main de Vivestido dans la sienne, indifférente aux remous du canal, jusqu’à ce que la barque s’arrête à un endroit proche de la nef. Comme dans un rêve, elle l’a porté dans ses bras, entourée de Victor et Blondingus, précédée de Cesautica et Pitrilus, jusqu’au portail en aluminium forgé, puis a laissé Cesautica donner des instructions aux autres pour qu’on le dépose dans le jardin, « la vraie demeure des gnomes », à ce qu’il paraît.

Maintenant, pourtant, la réalité la rattrape. Elle regarde Vivestido blotti entre les coquelicoptères et les requiescat-in-patchouli qui s’enroulent autour de son petit corps, et elle comprend qu’elle va devoir continuer sans lui, pas seulement pour un jour, pour des vacances ou pour le temps d’un stage, mais pour toujours. C’est injuste, pense-t-elle. Vivestido était son protecteur, mais lui, qui l’a protégé ? Une immense tristesse l’envahit. Elle la sent s’écouler doucement à l’extérieur, la dévaster à l’intérieur. C’est injuste, crie-t-elle dans sa tête, sentant la colère grandir tout au fond d’elle. Vivestido a toujours tout fait pour elle. Elle serre les poings, sa gorge lui brûle.

– C’EST INJUSTE ! hurle-t-elle les yeux levés vers la nef.

Puis elle court sous les arbres jusqu’à la porte latérale de la bâtisse, entre en trombe et fonce dans la chambre noire. Elle essaie tous les boutons de commande et parvient à lancer un appel en tip-top-parlote chez sa tante Valdinguia. Après une longue attente ponctuée de nombreux flashs, elle voit la grille remplacer l’affichage de la lentille de verre, et apparaître le visage de son grand-père.

Les mots se bousculent. Alix parle et parle encore, sans laisser Tinguelus dire ne serait-ce qu’un demi-mot. Il ne faut pas parler de la mission, des grands méfiants, des dix-sept sages ? Très bien, mais on ne l’empêchera pas de protester, de crier, de déverser sa rage… et de pleurer la mort de Vivestido. Elle souffre si fort que même les murs de la nef en tremblent.

Pour finir, épuisée, elle se tait et baisse la tête, comme pour faire tomber son chagrin.

– C’est devenu plus dangereux que nous le pensions, c’est vrai, dit doucement Tinguelus.

Alix relève la tête. Tinguelus et elle se regardent longuement.

– Vivestido était trop vieux pour m’accompagner si loin et si longtemps, tu aurais dû le savoir.

– Il a fait vœu de nous servir, c’est l’usage, explique Tinguelus.

– Eh bien, l’usage est injuste.

– Je suis d’accord avec toi, Alix. Mais…

– Mais quoi ? Les petits monstres sont juste bons à nous suivre jusqu’à la mort ? Non. Ils devraient pouvoir faire ce qu’ils veulent. Choisir un métier. Faire le nôtre, si ça leur chante !

– Ils n’ont pas le droit de devenir comme nous, dit Tinguelus en secouant la tête impuissant.

– Pourquoi ?

– C’est le règlement, dit seulement Tinguelus.

Etrangement, cette discussion éveille un souvenir chez Alix : celui d’une vieille dame rencontrée au cours de leur second voyage dans le temps en terre du Mitan… « Il ne faut pas avoir peur de renverser les choses », lui avait-elle dit. Elle avait les mêmes yeux brillants que son grand-père.

– Alors, changez le règlement.

– Ce n’est pas si simple, hésite Tinguelus. On considère que les petits monstres sont… différents.

Alix n’en revient pas. La guilde a donc ce genre de « considérations » ? Elle se fâche de nouveau.

– Les différences, c’est tout ce que vous voyez ! Vous n’êtes pas fichus de voir les points communs entre eux et nous ! Au fond, vous ne valez pas mieux que les grands m…

– Ne dis pas quelque chose que tu vas regretter, ma petite-fille.

Troublée, Alix essaie de se calmer. Elle se concentre. Puis elle respire à fond et déclare :

– Sans l’aide de l’un d’eux, je n’aurais jamais pu faire ce que vous attendez de moi aujourd’hui. Je veux que vous donniez aux petits monstres les mêmes privilèges que nous. Pas demain, pas dans un an : tout de suite, dit-elle intraitable. Si vous ne le faites pas, eh bien… vous ne serez pas sages.

Après un temps de silence, Tinguelus hoche la tête. Comme toujours, son regard est franc.

– D’accord, dit-il enfin. Je pousserai le conseil à rédiger un décret. Je me battrai. Pour Vivestido.

– Promis ?

– Promis, dit-il en touchant du bout de ses doigts ceux de sa petite-fille.

Lorsque Alix retourne auprès des autres dans le jardin, Vivestido a déjà disparu. Les plantes lui ont fait une petite haie d’honneur, semble-t-il, qui l’aura conduit au creux de la terre : il est retourné chez lui. En silence, Alix verse un peu de poudre de dingue à l’endroit où il reposait, comme un hommage improvisé, un dernier clin d’œil à tout ce qu’ils ont partagé. Pitrilus vient s’asseoir près d’elle. Blondingus la prend par l’épaule, et Victor la serre fort dans ses bras. Cesautica s’incline.

Tous s’apprêtent à sortir du jardin quand ils entendent un léger sifflement fendre l’air au-dessus d’eux. De derrière la flèche de la nef surgit un oiseau blanc et brillant qui tournoie dans le ciel, avant de descendre vers Alix. Il porte une bulle sur le dos. Ce n’est pas un oiseau ordinaire. Ses ailes et son plumage sont artificiels. A l’instant où il se pose dans ses mains, Alix le reconnaît : c’est un des colomboïdes de son frère Albatrus. A-t-il donc volé depuis la terre du Couchant ?

Néonef 4

D’une main, Alix caresse le colomboïde et saisit délicatement la bulle logée au creux de son dos.

– « J’espère que cette bulle te trouvera en forme et qu’elle aura gardé la sienne. Son porteur se recommande à ton bon souvenir », lit-elle à haute voix.

– Ouaouh. Ton frère t’envoie toujours des messages aussi palpitants ? ironise Blondingus.

– Ce n’est pas le langage d’Albatrus, c’est plutôt celui de grand-père Tinguelus. Il aura emprunté le colomboïde pour m’envoyer son message. Je me demande bien ce qu’il cherche à me dire.

– Ce message a dû être envoyé il y a des mois pour arriver aujourd’hui, note Victor. Pourquoi avoir choisi un moyen aussi lent ?

– Parce que c’est peu risqué, dit Cesautica. Les colomboïdes voyageurs sont rarement interceptés.

– Vous pensez vraiment que le ministère se méfierait d’un message aussi banal ? fait Blondingus.

Dépitée, Cesautica lève les yeux au ciel et inspire profondément :

– Sacre-poudre-bleue, pas du message mais du destinataire, voyons ! A votre avis, sieur Blondingus, pourquoi est-ce que nous avons été poursuivis, ce matin ?

Alix n’a pas encore pris le temps de se poser la question, en effet.

– Les grands méfiants soupçonnent l’un de vous trois, bien sûr ! dit Cesautica.

– Mais dans ce cas, comment l’homme au diadème peut-il être bourlinguedingue ? demande Alix.

– Oh, comme disait mon maître Rollator, il y a des bons et des fripouilles partout, dit Blondingus.

– Exactement, confirme Cesautica. Aussi vrai que Pitrilus est un bon loup, il y a malheureusement parfois des traîtres parmi les bourlinguedingues.

Pitrilus, justement, cherche à attirer leur attention. Il se dresse devant Alix, levant une patte à la hauteur de son cou. Dommage que les grands monstres ne parlent pas, pense-t-elle ennuyée.

– Il montre ta vitrosphère ! s’exclame Victor.

A ces mots, Pitrilus se calme aussitôt. Songeuse, Alix prend la vitrosphère dans une main, puis observe la bulle de Tinguelus dans son autre main. Elle relit le mystérieux message : « qu’elle aura gardé la sienne »… murmure-t-elle.

– Sa forme ! s’écrie-t-elle soudain. « J’espère que cette bulle te trouvera en forme et qu’elle aura gardé la sienne » : la sienne, c’est sa forme, la forme de la bulle !

Voyant les autres réagir très modérément, elle s’agite :

– La vitrosphère a la même forme que la bulle, explique-t-elle. La même taille, aussi, d’ailleurs.

– Oui, et alors ? demande Blondingus.

– Eh bien, dit Alix, admettons que le colomboïde porte la vitrosphère sur son dos, il pourrait lui faire franchir la grande ligne de méfiance par les airs ! Si le processus de luminosynthèse opère, la vitrosphère tirera une ligne de vie par-delà le mur et créera une voie de passage. Non ?…

– Rappelle-moi, depuis combien de siècles ta famille est dans la guilde ? fait Victor.

– D’accord, mais comment s’y prendre pour diriger cet engin ? demande Cesautica. La bulle l’a guidé jusqu’ici parce qu’elle t’était adressée, mais il n’a pas l’air de fonctionner tout seul.

– « Son porteur se recommande »… répète Alix en tenant la bulle. La télécommande, bien sûr !

– … Deux siècles au moins, je dirai, fait Blondingus pour répondre à la question de Victor.

– Est-ce que tu t’y connais en téléguidage ? demande Cesautica à Alix.

– Je pense que oui. Albatrus m’a appris, l’été dernier – « à ton bon souvenir », lit-elle en souriant. Mais c’était avec une miniconsole. Quelle idée a eue grand-père de choisir un objet aussi vieux, on aurait sûrement pu trouver quelque chose de plus récent.

– C’est une idée formidable, au contraire, s’émerveille Cesautica. La télécommande est un objet suffisamment ancien pour ne pas avoir été enregistré sur le réseau interconnecté au moment de sa fabrication, et donc elle n’est pas détectable par les outils de surveillance d’aujourd’hui.

– … On peut pousser jusqu’à deux siècles et demi, à mon avis, dit Victor à Blondingus.

– En fait, ce que grand-père a voulu nous envoyer, ce n’est pas la bulle, c’est le colomboïde.

– … Allez, trois siècles ! Mais c’est mon dernier mot, décrète Blondingus.

 

Bien qu’Alix n’ait pas beaucoup d’appétit, Cesautica insiste pour leur préparer à manger avant qu’ils n’entreprennent d’organiser l’ultime expédition de la mission « grande ligne de méfiance ».

– Ce n’est pas bon de réfléchir l’estomac vide, dit-elle avec une conviction au sujet de la nourriture qui rappelle à Alix celle de Vivestido. Une légère collation, dit-elle avec le plus grand naturel en leur servant un double soufflé au voyage accompagné d’un plat de requin dauphinois et d’un hachis par-le-monde-entier, avec en dessert des galopettes au roulis de fruits qui bougent.

Ils passent ensuite le reste de la journée et toute la soirée à discuter d’un plan d’action.

Dès le lendemain matin, Blondingus part de bonne heure accompagné de Pitrilus pour une reconnaissance de la grande ligne. Il est le seul parmi eux à avoir déjà franchi des lignes de méfiance et il en connaît les particularités. « Il faut trouver le point faible de la ligne », a-t-il dit.

De son côté, avec l’aide de Victor, Cesautica vérifie que la télécommande du magasin des antiquités et le colomboïde d’Albatrus sont compatibles. Son atelier en annexe de la nef regorge d’outils et de petites pièces en tous genres, dans lesquels Victor ne peut s’empêcher de farfouiller.

– Chère Cesautica, pourquoi fabriquez-vous un moteur téléportatif ?

– Pour la flèche de la chapelle, bien sûr ! fait Cesautica. Ce type de moteur a la capacité de téléporter seulement à grande vitesse et à une certaine altitude. Puisque la chapelle était une fusée autrefois, je me dis qu’on doit pouvoir la refaire voler. De cette façon elle pourra téléporter.

Quant à Alix, elle passe la matinée à parcourir la nef de long en large, se déplaçant d’une fenêtre à l’autre face au soleil, slalomant entre les multiples lignes blanches qu’elle tisse entre les piliers, afin de mieux connaître le fonctionnement de sa vitrosphère. La durée de la luminosynthèse dépend de la quantité de lumière colorée que la vitrosphère reçoit, lui a expliqué Cesautica. Plus il y a de lumière colorée, plus la luminosynthèse dure longtemps, et plus la ligne de vie pourra être longue.

– Ça y est, entend-elle déclarer Cesautica derrière elle. Après quelques petits réglages, l’émetteur de la télécommande et le récepteur du colomboïde parlent le même langage. Tu peux les essayer.

Avant midi, Blondingus et Pitrilus sont de retour. Ils ont pu explorer la grande ligne de méfiance sans incident. Blondingus leur dessine un plan de situation.

– C’est ici qu’il faudra tenter notre chance, dit-il en faisant une croix. C’est l’endroit le moins bien gardé, sans doute parce que c’est le plus difficile d’accès : c’est le point le plus haut de la ville.

– En fait, note Cesautica, c’est le point le plus haut de la province nord-est. C’est même le point le plus haut de toute la grande ligne de méfiance, si on y réfléchit, vu que celle-ci s’interrompt au sud à cause de la mer, et qu’au nord, elle suit la frontière qui entame une interminable descente le long du continent voisin, puis de la terre Pâle, puis de la terre du Mitan, puis de la terre Rouge.

– Formidable… il y a sûrement un superbe panorama depuis là-haut, dit Blondingus sarcastique.

Ce jour-là en fin d’après-midi, bien que toujours anéantie par la mort de Vivestido, bien que tendue et pas du tout rassurée à la pensée de ce qu’elle s’apprête à faire, Alix décide qu’il est temps. Naturellement, il est hors de question que ses amis Victor et Blondingus la lâchent d’une semelle, et ni Cesautica ni Pitrilus n’ont l’intention de laisser les trois jeunes gens se débrouiller seuls dans une entreprise aussi dangereuse que le désamorçage d’une ligne de méfiance.

Fière d’avoir trouvé au fin fond de son atelier une toute petite fenêtre démontée, sans doute une vieille lucarne, au vitrage coloré et encore en bon état, Cesautica la confie à Victor. Alix glisse le colomboïde et la télécommande dans sa sacoche, puis tous quittent la nef en suivant Blondingus.

Un peu plus tard, lorsque Blondingus leur annonce qu’ils approchent, Alix frémit. Elle reconnaît les lieux. Ils sont de l’autre côté du lac et du cirque aquatique. En face d’eux, à demi caché derrière deux collines, ce qu’elle avait pris deux jours plus tôt pour un pont où elle imaginait se croiser des passants est en fait un mur immense, avec à son sommet, en guise de balustrade, un alignement de barreaux d’acier aussi larges que hauts et pointus. C’est la grande ligne de méfiance.

Arrivés au pied du mur, ils distinguent derrière les barreaux des miliciens qui patrouillent, faisant claquer leurs pas sur un macadam qu’ils sont seuls à pouvoir parcourir. Ils sont armés de piques.

– Il faudra faire vite, dit Cesautica. La ligne de vie devient visible environ une minute après avoir été tirée, ce qui nous laisse une petite chance de passer inaperçus.

Alix tourne la tête vers le Couchant. Le temps devient maussade. Pourvu que ce pâle soleil suffise à déclencher la luminosynthèse dans la vitrosphère, pense-t-elle. Tandis que Victor et Blondingus portent la petite fenêtre colorée en s’efforçant de l’orienter face au soleil, Alix tire son collier de sous sa chemise. Elle décroche sa vitrosphère encore pleine de poudre de dingue et la pose délicatement sur le dos du colomboïde, qu’elle installe devant la fenêtre. Enfin, elle empoigne la télécommande, prête au départ. Quand la vitrosphère s’illumine, Alix fait décoller le colomboïde.

Tous ont les yeux fixés sur l’oiseau blanc, qui s’envole tout droit vers le mur avant de le longer en prenant peu à peu de l’altitude. Même en lui faisant faire quelques arrêts sur les rares saillies du mur, Alix réussit à le conduire au sommet en moins d’une minute, puis à lui faire traverser la balustrade et survoler la grande ligne de méfiance. Hélas, arrivé à ce stade-là, le colomboïde ne fait plus qu’aller et venir de gauche à droite au-dessus du mur.

– On dirait qu’il n’arrive pas à passer de l’autre côté, dit Victor.

Soudain, le colomboïde se met à tournoyer. Alix en perd le contrôle, avant de le perdre de vue.

– On est trop loin, affirme-t-elle, il ne capte plus le signal de la télécommande.

C’est alors qu’ils voient devant eux les premiers filaments scintiller. Suivant le trajet exact de la vitrosphère, tendu entre les différentes stations du colomboïde, un cordon luminescent se matérialise : la ligne de vie est en train d’apparaître.

– J’y vais, dit Alix. Il faut que je me rapproche pour pouvoir le repérer.

– C’est de la folie, l’avertit Cesautica. C’est toi qui vas te faire repérer !

– Si je tiens la ligne de vie avec des mains libres, je devrais être protégée de tout mal, non ? dit Alix en se rappelant les premières explications de Cesautica.

Sans attendre, elle suit le chemin de lumière tissé par la vitrosphère, puis escalade le mur en s’agrippant à cette ligne de vie comme à une main courante, d’une station à l’autre, d’une prise à l’autre. Derrière elle, elle ne les voit pas, mais elle entend la respiration de Victor et de Blondingus, et celle, plus lointaine et plus saccadée, de Cesautica. Pitrilus a dû rester en bas pour faire le guet.

Sans la ligne de vie, ils seraient tous tombés cent fois. Mais grâce à son rayonnement protecteur, aucun mal ne leur arrive, hormis une intense fatigue après une montée pour le moins difficile. Parvenus au sommet, ils se faufilent l’un après l’autre entre les barreaux d’acier de la balustrade et enjambent un muret… Ça y est, ils sont sur la grande ligne de méfiance.

Une mauvaise surprise les attend, cependant. A quelques pas, la ligne de vie s’interrompt, ce qui signifie que la vitrosphère s’est éteinte. A la fois déçus et curieux, ils s’avancent jusqu’à la balustrade d’en face, pour voir. Ils n’entendent pas Pitrilus hurler, derrière eux au pied du mur. Ils regardent, fascinés. Devant eux s’étendent des plaines inconnues, à peine sillonnées par quelques routes menant à un petit bourg au lointain – le continent voisin.

C’est à ce moment-là qu’ils sont surpris par les miliciens. Ils sont quatre, et armés de piques électriques. Tous nos amis se précipitent sur la ligne de vie, qu’ils attrapent juste à temps. Tous sauf Victor, qui se retrouve instantanément empoigné et immobilisé sous la pique électrique d’un milicien.

Alix est terrorisée, elle a comme une boule dans la gorge, qui l’étouffe. Pourtant, les autres miliciens sont aussitôt repoussés par le rayonnement luminosynthétique de la ligne de vie. L’ancienne croyance disait vrai. Avec leurs armes, ils ne peuvent approcher ni la ligne ni ceux qui la tiennent.

Hélas, l’un d’eux remarque par terre la télécommande tombée de la sacoche d’Alix. Il la ramasse.

– Va chercher le ministre, ordonne-t-il au milicien derrière lui. Et toi, dit-il au suivant, examine cet objet, il faut qu’on sache ce que c’est. A moins que tu ne nous le dises toi-même, ajoute-t-il à l’intention de Victor, fermement maintenu par le quatrième milicien.

Mais Victor ne dit rien. Comment l’aider ? se demande Alix. De longues minutes passent sans que personne ne dise mot. Seul un léger clapotis se fait entendre sur l’asphalte : il se met à pleuvoir.

– Tiens donc, trois enfants et un gnome, fait tout à coup une voix grave derrière le milicien. Ça correspond à ce qu’a dit notre informateur, poursuit la voix qui révèle un homme jeune au sourire cynique.

– Hum, une gnome, corrige Cesautica. Si, si, les femmes existent aussi chez les petits monstres.

– Votre Estimé Ministre, dit le milicien en chef, les criminels refusent de coopérer.

Les criminels, s’étrangle Alix… En voilà, des mots, pour parler de jeunes gens pas même armés.

– Ainsi, le sieur avait raison, dit le ministre. Il m’avait prévenu que vous alliez bientôt venir.

Le sieur, se lamente Alix… Confirmant sa pensée, le ministre précise :

– Un bourlinguedingue qui porte un diadème. Il nous aura été bien utile, finalement, ajoute-t-il en les dévisageant l’un après l’autre.

Face au regard cruel du ministre de la méfiance – car ce ne peut être que ce ministre-là –, Alix sent le peu de courage qui lui restait l’abandonner. Tout est-il donc perdu ? se demande-t-elle.

– Quel est ce prodige ? murmure tout près d’elle le ministre en contemplant la ligne de vie.

Alix baisse la tête. Ses yeux se fixent sur un poil de gnome égaré sur la manche de sa chemise, qui lui rappelle amèrement Vivestido. La pluie continue à tomber.

Incapable de percer le mystère de la ligne de vie, le ministre se dirige, frustré, vers le milicien occupé à tripatouiller la télécommande. Ce dernier avoue ne pas comprendre à quoi l’objet peut bien servir. Soudain fou de rage, le ministre saisit une pique et s’approche de Victor avec un air menaçant, des éclairs rouges et noirs dans les yeux. Alix s’apprête à tout avouer, lorsqu’elle entend un léger sifflement fendre l’air. Jetant un œil discret vers le ciel, elle le voit briller. Et si tout n’était pas fini ? espère-t-elle. Et s’il fallait juste avoir confiance ? se convainc-t-elle en guignant le colomboïde qui se trouve juste au-dessus d’elle.

Or à cet instant, comme un fil d’espoir, un rayon de soleil traverse les nuages et éclaire son visage. Il pleut toujours, mais il y a du soleil. Le colomboïde ne bouge pas. Lâchant sa pique, le ministre crie des ordres aux miliciens qui, éblouis, tardent à réagir. Pouvait-on trouver meilleure lumière, plus belles couleurs ? pense Alix en regardant le splendide arc-en-ciel se former juste au-dessus d’eux. La seconde d’après, la vitrosphère sur le dos du colomboïde s’illumine et, grâce à la luminosynthèse, projette vers eux une nouvelle ligne de vie.

Tout se passe alors très vite. Victor se dégage, saute et saisit cette ligne de vie. Pris au dépourvu et impuissant, le milicien qui le retenait lance sa pique électrique en direction du colomboïde, l’atteignant en plein cœur. Avec un sifflement long et strident, qui couvre entièrement le cri de fureur d’Alix, le colomboïde virevolte et entraîne la vitrosphère dans sa chute. Un choc entre la sphère et le colomboïde, sans doute, aura fait s’ouvrir le boîtier… Alix sent tomber sur son visage une grosse quantité de poudre bleue, avant de repérer la trajectoire de la sphère au milieu de la pluie grâce à ses couleurs vives. Lâchant sa ligne de vie, Alix s’avance et rattrape la vitrosphère.

Couverte de poudre de dingue, elle se tient là, au milieu de la grande ligne de méfiance. Derrière elle, tous ses amis sont en sécurité. Devant elle, le ministre et les miliciens sont déroutés. Elle porte son regard au loin. Ses yeux lui jouent-ils des tours ? Elle ne voit plus une ligne de méfiance mais un pont, celui qu’elle avait cru voir le jour de son arrivée. Pour la deuxième fois, le souvenir de la vieille dame du temps passé lui revient. Confondre lieu de rencontre et ligne de méfiance est une erreur intéressante, avait-elle dit au détour d’une question insignifiante. Alix frissonne. Une idée lui traverse l’esprit, une idée folle… une idée meilleure que celles des dix-sept sages réunis.

Néonef 5

Alors que le milicien en chef s’approche d’elle en brandissant sa pique électrique, Alix fait un pas vers lui. Elle a si peur que même la vitrosphère, dans sa main, tremble. C’est comme si c’était fait, se répète-t-elle pour se donner du courage. Elle s’agenouille lentement, ce qui déstabilise le milicien. Puis elle tend son bras vers l’arrière, comme si elle allait saisir quelque chose – ou prendre de l’élan. On ne peut plus concentrée, on ne peut plus résolue, d’un geste franc, elle lance la vitrosphère étincelante droit devant elle entre les jambes du milicien, pour la faire rouler sur l’asphalte.

Stupéfaits, tous voient la petite boule ricocher contre les murets d’un côté et de l’autre du chemin de garde, rouler et rouler encore. Les regards sont suspendus. Il semble que le temps aussi. Est-ce une poignée de secondes ou de minutes ? Peu après le passage de la vitrosphère, on voit d’étranges filaments se tisser et tracer une voie sur le chemin de garde, tel un fil argenté qu’elle déroule tout au long de sa course. Mais ce n’est pas tout. Çà et là sur les murets, d’autres petits fils jaillissent, comme si les ricochets de la vitrosphère y avaient laissé un souvenir. Une multitude de lignes de vie beaucoup plus fines, sans doute des fragments de la ligne de vie principale, éclaboussent les alentours, se glissant entre les barreaux de la balustrade, retombant loin tout en bas, jetant de nombreuses passerelles luminescentes, dirait-on, des deux côtés du mur.

– Mes empereurs, peine à articuler Cesautica.

Alix se relève. Elle sent comme des puces sautiller dans sa poitrine. « C’est le point le plus haut de la grande ligne de méfiance », se rappelle-t-elle. La vitrosphère va continuer de rouler, de suivre la pente, d’accélérer sans fin. Elle est déjà loin. La ligne tout entière va devenir une voie de passage.

Du côté des miliciens, la panique prend le dessus. La rumeur gronde déjà au pied du mur : le sifflement assourdissant du colomboïde a ameuté tout le quartier. Bientôt, les gens grimperont par dizaines, puis par centaines, et la grande ligne de méfiance sera envahie. En un claquement de doigts, l’estimé ministre part se réfugier dans ses bureaux blindés, pressé de s’emmurer. Les miliciens ont reculé. Bientôt, les gens grimperont par centaines, puis par milliers, et la grande ligne sera à tous, pense Alix.

– Superbe panorama, non ? entend-elle murmurer Blondingus derrière elle.

Elle rit à ne plus pouvoir s’arrêter. Sur la grande ligne de méfiance, elle vient de jeter une ligne de vie.

 

Les jours suivants, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre de dingue. La grande ligne de méfiance a été désamorcée, des voies de passage ont été créées, et ce n’est pas seulement toute la ville qui est en fête, mais aussi toute la terre du Levant – et même, paraît-il, tout le continent.

Le corps de la milice de la méfiance au complet, démuni devant la quantité de ces lignes de vie indestructibles, a déposé les armes, et déjà le ministère de la méfiance perd de son autorité auprès de tous les autres ministères, d’après ce que Blondingus a rapporté à Alix. Quant à la vitrosphère, la rumeur dit qu’elle continue son voyage sur la frontière de la terre du Levant, et que ses couleurs sont encore vives. On dit même que les miliciens de province l’ont tous laissée passer.

Néonef 6

Après avoir quitté le mur, ce jour-là, Alix, Victor, Blondingus et Cesautica ont retrouvé Pitrilus qui les attendait en bas et sont rentrés à la nef des Sages. Alix a dormi durant trois jours, veillée par Pitrilus. Pendant ce temps, Victor et Blondingus se battaient pour passer des appels en tip-top-parlote avec Tinguelus, et Cesautica se retirait dans son atelier pour bricoler.

Ce matin, quand Alix vient prendre son petit-déjeuner dans le chœur de la nef, Cesautica l’attend.

– J’ai réussi à réparer le colomboïde ! dit la gnome triomphante.

– Oh, formidable, dit Alix, Albatrus sera content. Merci, chère Cesautica.

Un grincement dans le plafond de la flèche leur fait lever la tête. Alix se demande si elles ne feraient pas mieux d’aller prendre leur petit-déjeuner dans le jardin avec Victor et Blondingus.

– Victor t’a annoncé la nouvelle ? fait Cesautica en lui servant un verre de lait-grenadine-pleins-gaz rose. Vous allez pouvoir emprunter la voie officielle des dix-sept sages pour rentrer chez vous. Le temps de gagner la capitale, de vous téléporter d’une terre à l’autre, et dans quinze jours tout au plus tu seras chez toi, ajoute-t-elle en tendant la main vers Pitrilus qui les rejoint.

Alix ne répond pas. Elle a hâte de rentrer à la maison, bien sûr. Cependant, il lui reste un point à éclaircir, une chose à décider. Elle sait que, quand elle sera rentrée, tout le monde dans sa famille voudra savoir. Elle caresse Pitrilus, visiblement tourmenté, lui aussi. Il ne cesse de regarder le plafond en s’agitant. Alix a-t-elle rêvé ? Elle a l’impression que les piliers ont bougé.

– Je vais devoir abandonner la nef, déclare Cesautica. Le conseil des sages de la guilde et le congrès des ministres me demandent de devenir la gardienne de la grande ligne de confiance – oui, c’est comme ça qu’on l’appelle, maintenant : une idée de ton grand-père.

Alix rit. Elle l’aurait parié.

– Le conseil des sages me laisse libre de faire ce que je veux de la nef, dit Cesautica. J’ai décidé de te la donner, ajoute-t-elle avec de l’émotion dans la voix. Pour te remercier.

Alix fronce les sourcils en regardant les murs tordus et le toit percé de la bâtisse. Drôle de cadeau.

– Me remercier ? fait-elle sans comprendre.

– Oui, dit Cesautica, grâce à toi, je vais pouvoir devenir bourlinguedingue !

En disant ces mots, la gnome se précipite dans les bras d’Alix, qui en reste bête.

– Tu pourras la restaurer et l’utiliser comme résidence secondaire lors de tes futurs voyages au service de la guilde, dit-elle enthousiaste. Je suis sûre que dame Salvatrix aurait trouvé ça bien.

– Hum, fait Alix un peu gênée, je crois que je n’ai plus envie de voyager aussi loin de chez moi, dorénavant. Et, pour tout dire, je ne suis pas encore sûre de vouloir entrer dans la guilde.

D’avoir osé avouer ce gros secret, Alix se sent un peu moins tourmentée.

– Oh… sacre-sucre-en-poudre-bleue, fait Cesautica. Ce serait vraiment dommage. Parce que, écoute, j’y pense, tu pourrais aussi rendre à la flèche sa vocation de fusée. Même, je te laisse mon moteur téléportatif, si tu veux ! Je viens de le terminer, dit-elle tout excitée. Il n’y en a pas deux comme ça sur tout le continent…

A ce moment précis, Pitrilus hurle et les entraîne à toute volée vers la porte latérale la plus proche. Ils ont juste le temps de sortir. Les piliers de la chapelle s’ébranlent, puis basculent, emportant avec eux toute la structure en une fois : la nef tombe sur le côté et se renverse d’un seul tenant sur le toit.

Depuis le jardin, Victor et Blondingus accourent en les appelant. Tous sont soulagés de se voir sains et saufs. Stupéfaits, ils regardent la bâtisse gris clair se balancer quelques secondes sur son toit arrondi, tanguer tel un bateau. A l’avant, cédant sous le poids de l’édifice, la flèche se brise.

– Ah, pour la fusée, c’est raté, dit Cesautica dont les yeux se mouillent.

Alix serre Pitrilus tout contre elle et enfouit son visage dans son pelage roux. Il les a sauvées.

– Je suis désolée, renifle Cesautica, je ne pensais pas… De quoi ç’a l’air, maintenant, de te donner une nef cul par-dessus tête ?

Contre toute attente, Alix sourit.

– Je la préfère comme ça, dit-elle. Dans ce sens-là, elle ne risque plus de nous tomber dessus.

Pour finir, après mûre réflexion, elle déclare encore :

– J’accepte volontiers le moteur téléportatif. Même à l’envers, la nef doit pouvoir se téléporter, non ? On pourrait faire quelques réparations et ajouter de quoi la faire voler… Je crois que j’aimerais bien rentrer à la maison avec un moyen de transport à moi.

Elle croit même qu’avec un tel moyen de transport, elle serait d’accord d’entrer dans la guilde. Après tout, quoi de mieux pour être à la fois libre de voyager où elle veut et de rentrer chez elle aussi souvent qu’elle veut ?

 

Avec l’aide des bourlinguedingues les plus ingénieux de la ville et de toute la province, ainsi que de nombreux volontaires de toutes les professions possibles, quelques jours de travaux auront suffi à rafistoler la structure de la nef et à la transformer en la plus inattendue et la plus merveilleuse des arches volantes. « C’est bien le moins que la ville puisse faire pour ses héros libérateurs », se plaisaient à répéter les travailleurs qui comblaient avec zèle les brèches entre les arcades du toit, ou plutôt les armatures de la coque, ajoutant ici des ailerons, accrochant là des ballons dirigeables.

Néonef 8

Enfin, après de multiples tests sur son moteur téléportatif, Cesautica déclare la nef prête au décollage. A bonne distance des arbres centenaires du jardin, en présence de nombreux habitants de la ville, nos trois amis font leurs adieux à Cesautica et à Pitrilus. Emue, Alix a de la peine à parler.

– Bon loup, dit-elle à Pitrilus en lui caressant le cou. Merci, parvient-elle juste à dire à Cesautica.

Cesautica lui prend les mains et les serre fort dans les siennes.

– N’oublie pas : pas plus d’une téléportation par jour, et pas plus de 2000 lieues à la fois. C’est un modeste moteur téléportatif, pas le système sophistiqué dont dispose la voie officielle des sages.

Le soleil brille haut dans le ciel. Alix, Victor et Blondingus grimpent dans l’arche et viennent tout de suite s’appuyer contre la rambarde pour saluer la foule. Tant de gens sont venus assister à leur départ, adultes, enfants, petits monstres. Il y a même quelques vieux ministres reconnaissants.

Grâce à la télécommande du magasin des antiquités, à laquelle Cesautica a apporté quelques petites modifications, Alix enclenche à distance le moteur d’envol. L’arche siffle, se met en branle et décolle. Alix rigole. Quelle merveilleuse sensation, de naviguer ainsi dans les airs !

– A bâbord, toute ! crie Victor en agitant la main au-dessus de la rambarde.

– Au fait, quel nom tu vas lui donner, à ton nouveau transport ? fait Blondingus à Alix. Nef des Sages, ça fait ringard.

En bas, les habitants de la ville les regardent en agitant des mouchoirs, en soufflant des pétales de coquelicoptères ou en brandissant des pailles de communication pour faire des bulles-vidéoclips de cette étonnante croisière. Tout à coup, au milieu des cris de joie, Alix entend quelqu’un clamer :

– Vive la Navigatrix !

Les cris cessent alors un court instant, comme si les voix étaient en suspens – ou prenaient leur élan. Puis la foule reprend : « Vive la Navigatrix ! »

Néonef 7

Alix sent un petit sursaut dans sa poitrine. Elle a déjà entendu ce mot, elle en est sûre. Comme ils survolent le quartier des ponts tournants et le cirque sur le lac étincelant, elle aperçoit l’immense mur qui borde la ville : naguère une ligne de méfiance qui séparait, désormais un espace qui rassemble. Puis, se retournant, elle contemple la nef, qui lui paraît de plus en plus familière.

– Nous l’avons déjà prise une fois, murmure-t-elle.

Plongeant dans ses souvenirs, elle revoit les yeux brillants de cette vieille dame du passé, qui lui disait de ne pas avoir peur de renverser les choses. C’était l’un de leurs deux voyages dans le temps, le jour de la grande fête, dans la capitale de la terre du Mitan. Mais un voyage dans le temps est-il nécessairement un voyage dans le passé ? « Tu me reverras au moins une fois », lui a dit son cher Vivestido avant de mourir. Elle comprend enfin. Le temps de ce voyage-là, le temps de cette vieille dame n’était pas le passé, non… C’était le futur – son futur. La vieille dame de l’arche, celle qui répondait au nom de la Navigatrix, c’était elle.

– Nous l’appellerons Néonef, dit Alix les larmes aux yeux. Est-ce que ça fait assez moderne ? demande-t-elle avec un brin, un poil, à peine un filament de malice à ses deux meilleurs amis.

Ils arrivent à une altitude de 1000 pieds et volent à une vitesse de 50 nœuds. C’est le moment, pense Alix en attrapant la télécommande. De tous les transports qu’elle a empruntés au cours de ces derniers mois, de l’octocycle à la tyrolienne, des mégadrones aux aspirodéoptères, des plus fabuleux aux plus terrifiants, celui-là est bien son préféré. Elle enclenche le moteur téléportatif.

Néonef 9

 

 

Alix ouvre doucement les yeux, les plisse un peu, puis tourne la tête sur son oreiller. Ça sent bon le pain grillé et les bourlingues à la crème fouettée. Comme c’est étrange de se réveiller en terre du Couchant après tout ce temps.

La veille au soir, après six jours de voyage, autant de téléportations, deux escales où, elle en a encore le cœur serré, elle a laissé Blondingus puis Victor pour qu’ils retrouvent aussi leur chez-eux, en tout près de 12 000 lieues, elle a fait atterrir la Néonef dans sa petite ville à elle.

Folle de joie, elle a retrouvé toute sa famille : ses frères et sœur Albatrus, Amelia et Arno, son père Felix, de retour de sa mission au service de la guilde, sa mère Fringalia, enfin rentrée de la plus longue tournée de sa carrière de bourlinguedingue, et sa tante Valdinguia. Toute sa famille sauf grand-père. C’est qu’il a eu beaucoup d’affaires à régler, a expliqué tante Valdinguia.

Ce matin, pourtant, tandis que toute la maison est encore silencieuse, grand-père est là, dans la cuisine, qui l’attend. Alix se précipite vers lui et lui fait un câlin qui dure l’éternité. Ils n’ont plus eu de contact depuis leur tip-top-parlote juste après la mort de Vivestido.

– Pardon d’avoir crié si fort, la dernière fois dans la chambre noire, dit simplement Alix.

Tinguelus lui caresse la joue avec un regard brillant.

– Tu as accompli ta mission bien au-delà des espérances de la guilde, ma petite-fille, la félicite-t-il.

Après un autre câlin encore plus long que le premier, Tinguelus sort de sa poche une jolie plaquette en argent rectangulaire qu’il tend à Alix. De multiples points décoratifs y dessinent les deux lettres abrégeant l’expression « Agrégée de la Guilde » : AG.

– Normalement, dit Tinguelus, on ne reçoit son domino général qu’à la fin de l’apprentissage, quand on obtient son diplôme, mais je crois que tu mérites amplement de l’avoir dès maintenant.

– Blondingus ? demande-t-elle en se versant un verre de lait-grenadine-pleins-gaz blanc.

– Sieur Blondingus vient de recevoir le sien. J’ai pu voir il y a quelques jours son maître Rollator, qui a été libéré. J’y ai veillé personnellement car c’est un vieil ami à moi.

– Et Victor ? demande encore Alix.

– Victor pourra commencer sa formation de bourlinguedingue ici même. Tes parents ne devraient plus s’absenter avant longtemps, ils l’accueillent donc avec joie – ils disent qu’ils ne sont pas à un enfant près –, et son oncle a donné son accord, même si ça n’a pas été sans mal.

Alix s’en réjouit. Les choses se passent comme elle l’avait promis à Victor.

– Grand-père, demande-t-elle encore, est-ce que tu sais où est la vitrosphère ?

– Oh, quelque part entre Sainte-Chaloupe et Saute-Lorient, je suppose. La luminosynthèse a été plus longue que jamais, je crains que son pouvoir ne soit épuisé, désormais. Bien sûr, quand on voit le résultat, ce sacrifice en valait largement la peine.

– Mais pour les autres lignes de méfiance, comment faire ? demande Alix.

– D’autres lignes de méfiance sont en train d’être désamorcées à travers le continent. L’ancienne capitale de la terre du Levant était un bastion de la méfiance et, d’une certaine façon, la chute de sa grande ligne en fait tomber d’autres. C’est ce qu’on appelle un effet domino, je crois…

– J’espère que les grands de ce continent ne laisseront plus jamais construire d’ouvrages de méfiance, dit Alix.

– Eh bien, si on ne peut pas compter sur les grands de ce continent, pourquoi est-ce qu’on ne s’en remettrait pas aux plus petits ?

Alix sourit. Dans la vitre de la cuisine, elle voit son reflet, avec les mêmes yeux brillants que grand-père. Puis elle attrape sa sacoche de voyage, qu’elle n’a pas encore pris soin de vider.

– Moi aussi, j’ai un cadeau pour toi, dit-elle. Pour soigner ton arthrodinguite, en faisant faire de l’exercice à tes doigts.

D’une poche latérale, elle sort la petite flûte qu’elle a ramenée de son tout premier voyage dans le temps, ce fameux jour de la grande fête.

– C’est un vieil objet. Je crois que tu aimes bien les vieux objets, non ? dit Alix à son grand-père.

Tinguelus rigole et l’embrasse sur le front. Puis il se lève. Il a, lui aussi, une sacoche de voyage à défaire.

– Une dernière question… fait Alix pour le retenir encore un peu. Je me demandais, est-ce qu’il existe une autre matière aussi solide et qui protège aussi bien que les lignes de vie ?

– Oui, en effet, dit lentement Tinguelus en s’arrêtant et en se retournant. Les poils de gnome.

 

 

C’est le début de la belle saison. Le vent souffle déjà, et soufflera encore. Alix se sent infiniment bien, incroyablement heureuse, parfaitement insouciante. Avant la saison des brumes, Victor viendra. Blondingus, lui, a promis qu’ils passeront la prochaine grande fête tous ensemble.

Grand-père dit que la méfiance existera sans doute toujours mais que, pour pas mal de temps, elle ne commandera plus le continent. Et surtout, qu’on n’aura plus du tout à avoir peur des loups.

Alix a hâte de grandir, pour apprendre encore.

Elle a hâte de vieillir, pour revoir Vivestido.

Elle a hâte d’être aujourd’hui, parce que tout, ce matin, à l’horizon, lui dit d’avoir confiance.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes