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Pour la petite histoire

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Quand je serai grand, je serai...
... marchand de fous rires

29 avril 2019

C’est plus fort que moi. Quand tante Rosemonde, la vieille tante de maman, vient nous rendre visite, je ne peux pas m’empêcher d’avoir le fou rire. Ça me secoue la poitrine et me chatouille la bouche, jusqu’à ce que ça éclate en mille morceaux dans ma voix. Il faut dire que tante Rosemonde a un chignon en forme de petit pain, une odeur de géranium, un nez glacé comme le Groenland et des lunettes aussi épaisses que des fonds de bouteilles de sirop. Ça doit jouer.

– Les enfants, venez dire bonjour à tante Rosemonde, maman nous dit, à Gabrielle et à moi.

Aujourd’hui, tante Rosemonde vient prendre le thé chez nous. Combien on parie qu’elle va encore me parler d’école… Mais j’ai promis à maman de faire un effort et d’être poli.

– Alors, jeune homme, as-tu appris tes leçons ? elle me demande d’un air pincé.

D’habitude, parler d’école ne me fait pas rire du tout, mais là, rien que de voir les yeux de tante Rosemonde se plisser derrière ses fonds de bouteilles, je sens ma poitrine qui commence à trembler et le fou rire qui menace. Je lui réponds « oui » vite fait, bien fait, et je me détourne pour fuir le danger.

– Simon, on joue ensemble au magasin ? Gabrielle me fait. J’étais la caissière et tu étais le client…

Pour une fois, j’accepte tout de suite et sans râler. Une chance qu’elle soit là aujourd’hui, ma cousine Gabrielle. Vite, on installe mon vieux magasin. J’achète de la moutarde et une miche de pain, puis Gabrielle compte ses sous, lorsque tante Rosemonde revient à la charge :

– Dis-moi, Simon, qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ? Des choses sérieuses, j’espère.

– Oh oui, très sérieuses, je marmonne en levant les yeux vers elle pour être bien poli.

Au même moment, elle tourne brusquement la tête au-dessus de sa tasse de thé, et tout l’hémisphère sud de son petit pain de chignon se balance d’une drôle de façon sur son front. Je sens ma bouche qui me démange. Je tiens bon, je fais semblant que c’est à cause de la moutarde, jusqu’à ce que Gabrielle se lève derrière sa caisse et s’écrie :

– Moi aussi, l’année prochaine, j’irai à l’école, tante Mappemonde !

Là, c’en est trop, je ne peux plus me retenir. Ma voix s’échappe de ma bouche et s’envole jusqu’au plafond, sautillant dans tous les coins de la maison. Il y a des éclats de rire partout. Le Groenland de tante Mappemonde est en train de couler – la moutarde qui monte, probablement. Maman a beau articuler des « Simon » autoritaires et suppliants, je ne peux plus m’arrêter. Pire, c’est contagieux. A côté de moi, Gabrielle se met à rire encore plus fort, avec une voix tellement aiguë qu’elle dessine des éclairs sur les grosses lunettes de tante…

– Allons bon ! tante Rosemonde dit avec son regard sévère. Ce n’est pas en riant que vous apprendrez vos leçons, jeunes gens ! Pour réussir dans la vie, il faut un peu de sérieux, pardieu !

Pour calmer tout le monde, maman nous envoie, Gabrielle et moi, faire un dessin au salon. Je vais chercher deux grandes feuilles de papier, et tante Rosemonde retourne à sa tasse de thé.

– Crois-moi, ma chère, je l’entends dire à maman, tu ne le tiens pas assez, ce garçon. Sait-il seulement ce qu’il fera comme études plus tard ?

Gabrielle commence à dessiner. Elle fait un grand magasin plein de jouets et de doudous. Moi, je réfléchis, et j’opte pour un petit magasin de sucreries. J’en dessine qui font des bulles, d’autres qui explosent dans la bouche, et d’autres encore qui se cassent en mille morceaux. Gabrielle regarde.

– Qu’est-ce que tu vends dans ton magasin ? elle demande.

– Des articles spéciaux, je dis. Des bonbons qui secouent la poitrine et chatouillent la bouche.

– Un magasin de bonbons spéciaux ? Gabrielle répète.

– Un magasin de fous rires, je dis fièrement. On y trouve les meilleurs de toute la place. Pas chers, garantis cent pour cent ! « Venez faire un tour Chez Simon, roi du fou rire ! »

– Chouette ! s’exclame Gabrielle. Je pourrai faire caissière dans ton magasin ?

– D’accord. Tiens, tu peux dessiner les présentoirs. Ici, on mettra les petits fous rires au sirop qui couinent dans la bouche ; là, les fous rires glacés qui pétillent au coin des lèvres ; et derrière, les gros qui font tellement mal au ventre et aux pommettes qu’on se tord des pieds à la tête.

– Eh, on pourrait en faire au géranium, qui feraient faire des grimaces et devenir tout rouge à peine on les goûte, Gabrielle propose en comptant ses fous rires.

– Ah oui, bonne idée ! je fais enthousiaste. On en ferait aussi à la moutarde piquante qui donneraient chaud, et d’autres qui donnent le hoquet. Et même des rires qui donnent des larmes.

Gabrielle et moi, on s’applique pour bien dessiner et faire des produits de la meilleure qualité. On s’occupe de fous rires, mais en vrai, on est devenus super-sérieux. Faire rire, c’est un métier.

Marchand de fous rires

Quand tante Rosemonde s’en va, je cours lui montrer mon dessin, et je lui dis :

– J’ai trouvé, tante, tu n’as pas à t’inquiéter. Quand je serai grand, je serai marchand de fous rires.

Tante Rosemonde fait des yeux aussi gros que ses lunettes, puis se penche sur le dessin :

– Hum, bien. Et laisse-moi deviner, le fournisseur du magasin… c’est moi ? elle dit d’un air doux.

Là, je reste sans voix. J’ai un coup de chaud, je dois être tout rouge. Il faut dire qu’elle a tout à coup mis des fleurs dans sa voix et un continent de tendresse dans ses yeux… Ça doit jouer.

Elle s’en va, un petit soubresaut au coin des lèvres et sous la poitrine, sans en faire tout un monde, tante Mappemonde. Il me semble même entendre de minuscules éclats de voix, qui murmurent que pour réussir dans la vie, il faut aussi un peu de sourire, pardi !

Marchand de fous rires… Et si ça existait pour de vrai ?

 

Texte   Faustina Poletti
Illustration   Alicia Durand
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes