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Pour la petite histoire

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Les envoleurs de brume

2 octobre 2019

Depuis quelques jours, la température a fraîchi sur la terre du Couchant. D’épais nuages blancs enveloppent les montagnes, à tel point qu’il devient difficile de trouver son chemin. Un temps à ne pas mettre un bourlinguedingue au travail, comme on dit dans le milieu des transports.

Les yeux sur l’ardoise affichant le menu du jour, Alix s’assied à une table libre tandis que Vivestido, son cher gnome domestique, court passer commande au comptoir. La petite auberge de jeunesse est pleine. Alix a les jambes qui tremblent et la tête qui tourne : elle a l’estomac vide. Voilà des heures que Vivestido et elle marchent. Voilà des jours qu’ils voyagent tous les deux sur la route qui mène à la terre du Levant. Après le long sentier à travers les collines, première étape de leur aventure, ils ont pris un trolleybus – « ces véhicules de l’ancien temps sont épatants », se plaisait à répéter Vivestido – puis ils ont trouvé un hoverboard électrique qui les a conduits jusqu’à la ville la plus proche, où ils ont pu embarquer dans un mégadrone interrégional. Arrivés aux confins montagneux de la terre du Couchant, ils ont dû continuer le voyage à pied, les routes de montagne étant hélas mal desservies par les transports en commun. Alix a beau venir d’une famille de bourlinguedingues, constructeurs de moyens de transport depuis des générations, elle ne se doutait pas que le continent était si grand, que les distances étaient si longues.

Elle meurt de faim. Elle est contente de faire une pause, même si l’endroit n’est pas très rassurant avec tous ces jeunes inconnus plus grands qu’elle et leurs bruyants petits monstres domestiques.

Les envoleurs de brume 1

– Je nous ai commandé deux menus, crie Vivestido en posant sur la table deux verres de lait-grenadine-pleins-gaz. Et maintenant, si tu permets, dit-il en se tortillant, il faut absolument que j’aille quelque part.

Alix le regarde filer vers une porte où trône l’écriteau « pipi-room ». Juste à côté est assis un jeune homme qui ronchonne tout seul en mangeant une soupe express. A l’étage inférieur, sous la balustrade, une bagarre éclate entre plusieurs petits monstres – deux gnomes, un automate et trois petits-gris. Alix grimace, elle a peur des petits-gris. Autour d’elle, il n’y a pas beaucoup d’enfants : un bébé, une fillette qui ressemble à son petit frère Arno et un garçon qui aide au service. Elle observe les voyageurs des tables voisines, se demandant s’il y a des bourlinguedingues parmi eux. Il n’est pas facile de reconnaître les gens de la guilde quand ils ne sont pas au travail. Leur seul signe distinctif est un petit boîtier qu’ils portent en général sous forme de bijou, et qui contient leur réserve de poudre de dingue, la poudre qui soigne le mal des transports. Alix aussi en a un, même si elle ne fait pas encore partie de la guilde des bourlinguedingues. C’est son grand-père qui le lui a offert lors de son premier jour de stage, dans un baluchon plein d’affaires pour le voyage. Elle passe la main sur sa chemise pour sentir le boîtier rond caché dessous, accroché à son collier.

– Bonjour, dit le garçon qui aide au service en posant deux grandes assiettes sur la table. Tartines à la confiture de millepattes avec vols-au-vent-d’ouest. Bon appétit !

Alix a trop faim pour attendre Vivestido. Elle dévore ses tartines, sous le regard de la fillette qui ressemble à Arno. Elle pense à son petit frère et à sa famille. Comme elle s’ennuie sans Arno, sans sa sœur Amelia et son grand frère Albatrus. Ici, elle n’a personne de son âge avec qui jouer.

Elle est perdue dans ses pensées lorsqu’elle entend des cris. Le jeune homme à côté de la porte du pipi-room est en train de s’en prendre à Vivestido, qui a renversé son assiette de soupe en sortant. Vivestido réussit à se sauver en direction de la balustrade, mais le jeune homme lui court après. Alix se lève d’un bond pour voler au secours de son gnome. Hélas, les trois petits-gris bagarreurs, attirés par le raffut, viennent s’en mêler. En les voyant, Alix a un mouvement de recul. Et il est trop tard. Le jeune homme attrape Vivestido, qui s’accroche aux barreaux de la balustrade en jurant ses grands empereurs qu’il n’a pas fait exprès de renverser la soupe. Le jeune homme lève sur lui un poing menaçant. Puis soudain, les yeux fixés sur le vide derrière la balustrade, il suspend son geste, comme paralysé. Son visage pâlit et ses jambes vacillent. C’est alors que le garçon serveur s’approche. Il éloigne les petits-gris avec assurance et interpelle le jeune homme :

– Laissez le gnome, dit-il calmement, et prenez une autre soupe express. C’est la maison qui offre.

Le jeune homme tourne la tête vers lui, puis lâche Vivestido. Soulagée, Alix s’excuse pour les désagréments et remercie le garçon, qui lui sourit. Il n’est pas plus grand qu’elle. Il a l’air gentil.

Puis chacun retourne à sa table. Alix ne peut s’empêcher de regarder le jeune homme, qui ronchonne de nouveau dans son coin. Lorsqu’il a levé le poing, elle a remarqué qu’il portait un bracelet orné d’un petit boîtier. Il fait donc partie de la guilde, conclut-elle intriguée.

Après quelques instants, le garçon serveur revient vers Alix et Vivestido avec deux coupelles.

– Le dessert du menu, une île trottante, dit-il en regardant Alix. Au fait, je m’appelle Victor.

Tandis que Vivestido engloutit son île trottante en deux temps, trois mouvements, Alix invite Victor à s’asseoir et à partager la sienne.

– Tu ne vas pas à l’école ? lui demande-t-elle en dégustant en premier la crème à la chenille.

– Pas toute l’année, répond Victor. A la saison des brumes, quand il y a beaucoup de monde à l’auberge, mon oncle veut que je reste pour l’aider au service. Je vis avec lui. Et toi ?

– Euh, j’ai un congé spécial… pour faire un voyage, dit Alix. Et ça te plaît, le travail à l’auberge ?

– Pas vraiment. Mais c’est mon oncle qui décide, soupire Victor en montrant un gros homme bourru derrière le comptoir. Et lui, quand il montre les poings, il ne s’arrête pas en cours de route… Non, moi, ce que je voudrais, c’est travailler dans les transports. Comme lui, là-bas.

Il lève la tête vers le jeune homme à la soupe. Alix se tait. Elle préfère garder ses liens avec la guilde secrets. Son grand-père lui a appris que la discrétion vaut souvent mieux que la vantardise.

– Est-ce que la terre du Mitan est encore loin d’ici ? finit-elle par demander.

– La terre du Mitan ? Pas tellement, non, répond Victor. Mais par le chemin officiel, c’est assez long : il faut descendre à pied par le nord pour rejoindre la frontière dans la vallée. Sauf que ce n’est plus une simple frontière, parce qu’ils ont creusé une ligne de méfiance, maintenant.

– Une ligne-fossé ? s’indigne Vivestido entre deux bouchées. Ça, c’est vraiment moche !

– Eh bien, c’est une ligne de méfiance. C’est fait pour empêcher les gens de circuler entre les terres. Mais il y a un autre chemin, continue Victor en chuchotant, qui rallie la terre du Mitan, à quelques lieues d’ici. Seulement, il faut franchir la ligne naturelle de la rivière, et ça fiche la trouille à pas mal de gens. C’est idiot, parce que le transport est sûr : il est géré par les bourlinguedingues.

Alix réfléchit. En face d’elle, Vivestido fait des yeux de petit-gris battu. Les transports qui fichent la trouille ne sont pas son fort. Elle trouve la présence de la guilde plutôt rassurante, pourtant.

– Les lignes naturelles sont devenues plus faciles à franchir que les lignes de méfiance, vous savez, dit Victor en les voyant hésiter. En plus, je connais quelqu’un qui pourrait vous y conduire.

Au comptoir, l’oncle bourru hurle. Victor se lève. Il faut se décider. Alix accepte la proposition.

 

Un moment plus tard, la sacoche chargée de galettes de flocons d’avions et d’un demi-gallon d’eau-pleins-gaz, Alix attend dehors avec Vivestido, devant l’auberge de jeunesse. Brusquement, le gnome se cache derrière elle… Le jeune homme de la soupe express vient de sortir, lui aussi.

– Oh, fait ce dernier l’air contrarié, c’est vous qui voulez être conduits au chemin des brumes ?

Alix le regarde, surprise et gênée. Il est très jeune, à peine plus âgé qu’Albatrus, pense-t-elle.

– Oui, ce sont eux ! s’exclame Victor qui déboule les yeux tout pétillants. Et je viens avec vous, si vous permettez. J’adore vadrouiller ! J’ai réussi à convaincre mon oncle, j’ai mon après-midi.

– Oh, formidable, fait Alix trop heureuse que Victor se joigne à eux. Allez, Vivestido, ajoute-t-elle entre ses dents, sors de là et sois poli, le jeune homme est un bourlinguedingue !

Vivestido, à qui la famille d’Alix a enseigné que la politesse vaut toujours mieux que la fierté mal placée, se montre enfin et s’incline devant le jeune homme. Il se racle un peu la gorge et lui dit :

– Je suis vraiment navré pour ma maladresse de tout à l’heure, sieur… sieur comment, au fait ?

– Polidio, répond le jeune homme. Je m’appelle Polidio. Hum, je suis navré, moi aussi. Je me suis emporté pour rien. Je suis un peu à cran, en ce moment. Je vous demande pardon, mon cher…

– Vivestido ! crie le petit monstre en lui serrant la main. Je suis le gnome Vivestido, enchanté !

– … cher Vivestido, achève Polidio en se laissant secouer le bras. Bon, eh bien, en route.

Le visage toujours grincheux mais le geste pacifique, Polidio les invite à le suivre.

Ils pénètrent bientôt dans une forêt, empruntant un chemin qui grimpe en se tortillant autour des arbres. Alix et Victor font plus ample connaissance. Victor semble passionné par tout ce qui concerne la guilde et rêve de découvrir tous les moyens de locomotion qui existent sur le continent. Alors Alix lui raconte un peu le trolleybus, l’hoverboard et le mégadrone. Polidio, lui, semble tourmenté. Il ne parle pas beaucoup. Qu’à cela ne tienne, Vivestido parle pour deux.

– Ainsi, c’est vous qui vous chargez d’assurer la liaison par-dessus la rivière ? demande-t-il à Polidio. De quel type de véhicule s’agit-il ?

– Le plus risqué qui soit, répond Polidio avec un ton tout à fait sincère.

– Ah bon ? grimace Vivestido. C’est-à-dire ? Un décadrone ? Ou un animal volant, peut-être ?

– Il faudra sûrement double ration de poudre de dingue, murmure Polidio pour lui-même l’air soucieux. A moins que Capulia… Mais non, ce n’est pas possible. Dans son état, il ne faut pas.

– Qui est Capulia ? demande Alix.

Polidio accélère le pas, malgré la pente de plus en plus raide et la brume de plus en plus épaisse.

– Mon amoureuse. Nous travaillons ensemble, là-haut. Allons, dépêchons-nous, je veux y être avant le soir.

Après avoir marché encore une demi-lieue, ils arrivent enfin devant une drôle de maison avec un toit plat, qui est couvert de petites roues. Au-dessus de l’entrée, un panneau bleu indique : « Ligne des Envoleurs de brume, station 1 ». Un peu plus loin, le chemin s’arrête au bord d’un précipice au fond duquel coule la rivière. Fixé à un poteau sur le toit, un câble s’étire jusque de l’autre côté de la vallée. Bouche ouverte, Alix regarde tour à tour les petites roues, le câble, et le précipice.

– Mes empereurs… pâlit Vivestido. Une tyrolienne !

Les envoleurs de brume 2

Au même instant, la porte de la maison s’ouvre sur une jeune femme au visage lumineux et au ventre tout rond. Avec un sourire, la jeune femme tend la main à Polidio. A son poignet, elle porte le même bracelet que lui, orné d’un petit boîtier transparent rempli de poudre bleue.

– Je vais chercher les mousquetons et préparer les poulies, dit Polidio en l’embrassant doucement. Comme tu vois, nous avons des clients cet après-midi. Approchez, vous autres, dit-il en se retournant. Voici Capulia. Vous voudrez bien régler avec elle les formalités de passage.

Puis Polidio grimpe sur le toit de la drôle de maison et se met au travail. D’une main, il ramasse un assemblage de deux petites roues et de l’autre il attrape le fil d’acier.

– Comment est-ce que ça fonctionne ? demande Victor intéressé.

– Oh, c’est tout simple, répond Capulia. On pose sur le câble un dispositif de poulies, explique-t-elle en montrant les petites roues. Puis on se suspend à ce dispositif grâce à des crochets et une ceinture de sécurité. Quand on s’élance, les poulies roulent le long du câble, qui descend en pente légère jusque de l’autre côté de la vallée. C’est une des dernières lignes de tyrolienne en fonction sur le continent. Polidio et moi l’avons construite nous-mêmes, ajoute-t-elle avec fierté.

Alix est admirative. Victor est fasciné. Vivestido est terrifié. Capulia pose la main sur son épaule :

– Je sais, ça peut impressionner, lui dit-elle. Mais je vous assure, c’est parfaitement sécurisé.

– Et comment est-ce qu’on fait pour revenir ? demande Victor de plus en plus curieux.

– Il y a une deuxième ligne, parallèle, qui suit la pente inverse et arrive dans notre sous-sol.

Un peu plus loin, Alix et Victor distinguent en effet un autre câble qui disparaît plus bas dans une galerie creusée dans la roche. Au-dessus d’eux, Polidio ronchonne, aux prises avec ses poulies.

– Est-ce que Polidio est toujours en colère comme ça ? demande Alix à Capulia.

– Il n’est pas en colère, il est nerveux, dit Capulia ennuyée. Depuis que nous attendons un enfant, fait-elle en touchant son ventre rond, il a peur du vide. Il ne sait pas pourquoi, et ça le contrarie.

– Ah oui, c’est embêtant, dans ce métier, compatit Vivestido. Mais il n’est pas obligé de prendre la tyrolienne, lui. Il peut très bien laisser ça aux clients.

– D’ordinaire, oui, dit Capulia en posant son regard sur eux. Mais la loi interdit que les enfants et les petits monstres prennent seuls une tyrolienne de cette longueur. Vu mon état, il m’est difficile de vous accompagner – et Polidio me l’interdirait, je le connais. Il devra donc le faire lui-même.

Alix se sent désolée pour Polidio. Elle non plus n’est pas très rassurée à l’idée de voyager ainsi au-dessus du vide, sans cabine de protection. Mais bizarrement, en même temps, elle se réjouit.

– Oh, j’allais oublier, dit gaiement Capulia, je dois composter vos titres de transport. La course coûte deux points par personne. Puis-je voir vos dominos, s’il vous plaît ?

Alix sort de sa sacoche une petite plaque d’argent rectangulaire. La moitié gauche a déjà ses six points percés, et la moitié droite comporte quatre points, encore intacts. Capulia fait un trou dans chacun d’eux avec une perforeuse portant le sceau de la guilde. Enfin, Polidio les rejoint et leur annonce que tout est prêt. Alix sent comme un millepatte qui s’entortille dans son ventre.

– Je devrai faire deux fois l’aller-retour, dit Polidio les yeux fixés sur le vide du précipice puis sur le ventre plein de Capulia. Il serait dangereux de voyager à trois à cause du poids.

– A trois ? s’étonne Capulia. Et toi, tu ne prends pas la tyrolienne ? demande-t-elle à Victor.

– Non, seulement la fille et le gnome, dit Polidio. De toute façon, c’est un enfant, lui aussi.

– Bien sûr, dit Capulia qui semble réfléchir. Mais si la fille et le garçon traversaient ensemble, aucun des deux ne serait seul, et la loi serait respectée. En plus, il m’a l’air assez débrouillard…

– Oh, je voudrais bien, s’écrie Victor. Mais… c’est que je ne possède pas de domino.

– Je t’offre la course ! proposent en même temps Alix et Polidio.

Tout le monde se tait, surpris. Polidio échange un regard avec Capulia, puis avec Alix.

– Garde tes points de domino, petite, dit-il. C’est une affaire entendue. Tu partiras avec Victor, puis je vous suivrai avec Vivestido. Victor, nous rentrerons ensemble. C’est la maison qui offre.

Déjà, le jour décline. Polidio sait qu’il ne faut plus tarder. Sur le toit, près du gros poteau retenant le câble d’acier qui brille au milieu des nuages, il installe Alix et Victor dans les ceintures de sécurité, qu’il croche à l’aide de deux mousquetons dans le premier dispositif de poulies. Puis il répète l’opération avec Vivestido sur un autre dispositif et finit par s’attacher lui-même.

– J’ai les jambes toutes molles, dit Vivestido, je crois que je vais faire un malaise.

Polidio aussi sent ses jambes trembler et sa tête tourner. Il a de la peine à respirer, il aurait bien envie de pleurer. Quant à Alix, elle a un peu la frousse, bien sûr, mais avec Victor à côté d’elle qui a l’air si heureux, elle se sent plus forte.

Devant eux, Capulia ouvre le petit boîtier de son bracelet et en verse le contenu dans sa main.

– La peur peut provoquer le mal des transports, dit-elle calmement. Il vaut mieux vous prémunir.

Elle jette quelques pincées de poudre de dingue sur chacun d’eux, et adresse un sourire d’encouragement à Polidio. Il est temps de partir. Rassemblant toutes ses forces, Polidio aide Alix et Victor à prendre de l’élan, puis les lâche. Les deux enfants courent ensemble sur le toit de la maison, et bientôt dans le vide. Suspendus au-dessus de la vallée, ils ont l’impression de s’envoler.

Très vite, dans le ventre d’Alix la frousse se transforme en quelque chose de délicieux, une saveur encore meilleure que la crème à la chenille, encore plus forte que toutes les sensations qu’elle a pu éprouver jusqu’ici : un goût de liberté. Si elle entre un jour dans la guilde, c’est avec ce goût-là qu’elle voudrait voyager.

Derrière eux, un cri de gnome hystérique lui indique que Vivestido et Polidio sont partis, eux aussi. Pourvu que Polidio ne regarde pas en bas, se dit Alix. A travers la brume dont ils emportent quelques morceaux sur leur passage, on mesure bien toute la profondeur de la vallée, jusqu’à la rivière qui scintille ici et là. Devant eux, en revanche, le câble se perd dans une brume plus épaisse. Qui sait quelle distance les sépare encore de l’autre côté ?

Les envoleurs de brume 3

– C’est merveilleux, murmure Victor. Envoleur, ça doit être le plus beau des métiers.

Puis un silence très doux les enveloppe. Vivestido a cessé de crier, et Polidio regarde le fil d’acier. Ils ont dû trouver un moyen de se rassurer. Devant elle, Alix distingue une sorte de vignette bleue sur une drôle de petite borne. Peu à peu, la borne devient une tourelle, et la vignette, un panneau portant l’inscription « Ligne des Envoleurs de brume, station 2 ». Ils sont arrivés.

Contre toute attente, Polidio rit aux éclats en se détachant, puis embrasse Vivestido.

– Vous n’avez pas eu trop peur, finalement ? lui demande Alix.

– Si, bien sûr. Mais ton gnome est le plus solide bavard qui soit. Cher Vivestido, merci ! Toutes vos histoires à faire dormir un bourlinguedingue debout m’ont aidé à supporter ce trajet.

– Avec plaisir, sieur Polidio, dit Vivestido les mains agrippées aux ceintures de sécurité. Il ne faut jamais sous-estimer un plus petit que soi… Vous n’oublierez pas d’enseigner ça à votre enfant.

– Promis, rigole Polidio. Eh bien, Victor, tu as l’air chagriné, tu ne veux plus rentrer avec moi ?

– Si, fait Victor. Seulement…

Alix ne comprend pas. Victor devrait se réjouir de prendre encore une fois la tyrolienne.

– Seulement, tu n’es pas pressé de revoir ton oncle, pas vrai ? dit Polidio compatissant.

Victor a un mouvement de recul. Son visage tremble.

– Je suis parti de l’auberge sans rien lui dire, avoue-t-il. Je voulais absolument voir un ouvrage de bourlinguedingues. Et maintenant, je vais passer un sale moment, quand je serai rentré.

Alix réfléchit. Il lui semble que le début d’une amitié vaut plus cher que certains secrets. Elle s’avance vers lui, puis tire de sous sa chemise son collier, orné d’un joli pendentif : une petite boîte toute ronde faite de morceaux de verre de toutes les couleurs, avec une poudre à l’intérieur.

– Pas possible ! s’exclame Victor. Tu es une bourlinguedingue ?

– Stagiaire, seulement, précise Alix. Victor, et si tu restais avec nous ? Si tu m’accompagnais dans mon voyage ? Je pourrais te parler de la guilde. Et on pourrait jouer ensemble de temps en temps. On partagera les galettes de flocons d’avions, n’est-ce pas, Vivestido ?

– Bien sûr ! crie le gnome, avant de se raviser soudain. Mais… et sieur Polidio ? La tyrolienne…

– Oh, ne vous inquiétez pas, sourit Polidio, je connais le chemin. Et j’ai hâte de revoir ma Capulia et le petit qui lui fait le ventre rond. Je me raconterai des histoires tout seul pour remplir le vide.

Après leur avoir dit au revoir, Polidio court au départ de la station 2 de la tyrolienne et, le cœur léger, dans la douceur du soir naissant, repart envoler de nouveaux morceaux de brume.

Alix, Victor et Vivestido le regardent glisser sur ce fil à peine visible qui relie la terre du Couchant et celle du Mitan. Pouvait-elle trouver plus beau chemin, et meilleur raccourci ? pense Alix en regardant, loin dans la vallée, la frontière officielle et sa ligne de méfiance. Non, bien sûr. Son grand-père l’avait bien dit… De toutes les lignes tracées sur le continent, celles qui relient ont toujours valu mieux que celles qui séparent.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes