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Pour la petite histoire

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Les deux foyers

18 octobre 2018

Dans l’immeuble de la rue Clochère où habitent Fanzine et son grand frère Tiloui, il fait froid cet après-midi. Leur père Lunon est descendu au moins dix fois au sous-sol regarder la chaudière. Il dit qu’elle est trop vieille, qu’elle ne fonctionne plus comme il faut. Il a averti le propriétaire, mais celui-ci fait la sourde oreille, a dit Lunon. Fanzine et Tiloui regardent par la fenêtre dans la cour. Lunon a une discussion animée avec le concierge, plus occupé à arroser son massif de marguerites et à chasser l’écureuil curieux de la voisine du dessous qu’à l’écouter. Fanzine observe le petit animal, qui joue avec un papillon. Comme elle aimerait avoir un écureuil à elle !

– Ça chauffe, en bas, dit Tiloui. Si les adultes pouvaient avoir le syndrome Flambs, papa l’aurait, c’est sûr. Il est tellement en colère qu’on dirait qu’il va lui sortir de la fumée par les oreilles.

Les deux foyers 4

– « Oreilles », répète Fanzine en regardant la cour… C’est marrant, ça fait un son qui a la même couleur que les pétales des marguerites. Comme « orteil », ou « sommeil ».

– N’importe quoi, rétorque Tiloui. Le mot « oreilles » sonne rouge foncé, de toute façon.

Fanzine le regarde d’un air curieux : elle pensait que tout le monde voyait les sons de la même couleur. Elle s’apprête à prendre le petit carnet dans lequel elle écrit les mots qui lui plaisent, lorsque Tiloui le lui chipe. Fanzine l’agrippe mais il lève le bras, tenant le carnet hors de sa portée.

– Mieux vaut t’y faire, la nargue-t-il, à l’école à la montagne, tu ne pourras pas prendre ton fichu carnet. Le grand troll des montagnes te le confisquera. Tu ne me crois pas ? Tu verras…

– Non ! Je ne suis pas inscrite ! hurle Fanzine si fort que les vagues de ses cheveux se soulèvent.

Les deux foyers 1

– Oh, fait Tiloui, demain, après la journée portes ouvertes, ce sera réglé. Tous les enfants qui ont le syndrome y vont. Tu es une Flambs IL, tu devras y aller aussi, sinon ça va chauffer pour toi.

D’un geste vif, Fanzine lui reprend son carnet. Elle attrape un crayon et écrit une grosse colère : « chauffer les oreilles ». Puis elle écrit des mots qui lui font du bien : « écureuil curieux, écurieux ».

Le soir, sa mère Liline lui rappelle que Lunon et elle viendront la chercher à l’école le lendemain dans la matinée pour aller à la montagne, visiter la Cabane. C’est le nom de l’école spécialisée qui accueille quelques semaines par année les enfants souffrant du syndrome Flambs.

– Est-ce que je devrai aller en camp comme Tiloui ? demande Fanzine, des sanglots dans la voix.

– Ce n’est pas encore décidé, répond Liline. Cette journée est là pour te montrer la Cabane, et voir si tu te sens prête pour faire le premier camp de l’année, le mois prochain.

Fanzine a le cœur qui se serre. Elle a l’impression qu’un vilain papillon noir monte le long de son cou pour lui voler son sourire. Son souffle s’accélère. Non, elle n’est pas prête du tout.

Le lendemain matin à l’école, Fanzine peine à se concentrer. Ça court dans tous les sens dans sa tête. Pendant la leçon de poésie, elle demande à un camarade de quelle couleur il voit les sons, mais il la regarde bizarrement, sans la comprendre. Il faudra qu’elle en parle avec le spicologue, monsieur Tournemain, quand elle le reverra. A la récréation, elle retrouve son cousin Babok, qui est dans la classe des grands car il a 8 ans et demi. Il a l’air très fatigué. Une fille se moque de lui :

– Tu pars en voyage avec tes valises sous les yeux ? Et en sandales, à cette saison ! Trop bizarre…

– Hé, montre ta loupe ! lui dit le camarade de classe de Fanzine. C’est pour voir quoi ? Je parie que tu vois des couleurs partout, toi aussi, comme elle. Normal, vous êtes de la même famille !

– C’est sûr que toi, avec ta tête, répond Babok, tu ne dois pas voir la vie en rose, mon pauvre…

Plusieurs camarades rigolent.

– Il paraît que tu vas à la journée portes ouvertes de l’école des fous, Fanzine ? reprend la fille.

– Ils sont un peu allumés, les deux cousins… chuchote un autre garçon à côté d’eux.

Fanzine est triste. Ça court dans tous les sens dans sa poitrine. Elle s’éloigne le plus vite possible.

– Hé, attends-moi, souffle Babok derrière elle. Qu’est-ce qu’il y a ? On s’en fiche bien, des autres.

– Il y a que je ne veux pas aller à la journée portes ouvertes. Je ne veux pas partir de chez moi.

– Ah bon ? fait-il surpris. Mais tu ferais mieux de te préparer… La récréation est bientôt finie, tes parents ne vont pas tarder à venir te chercher. Ou alors, sinon… il y a un autre moyen, bien sûr.

Comme Fanzine ne comprend pas, Babok s’approche d’elle et lui dit à l’oreille :

– On n’a qu’à partir en douce maintenant, tous les deux !

Fanzine réfléchit. Si elle rate la visite de la Cabane, ils ne pourront sûrement pas l’inscrire au camp.

– Allez, viens… fait Babok en lui tendant la main.

Elle hésite. La cloche va bientôt sonner, c’est maintenant ou jamais. Elle attrape la main de Babok, puis ils s’en vont. Ils courent à toutes jambes, dans un seul sens : loin de l’école.

Ils s’enfoncent dans les rues de la ville. Fanzine court d’autant plus vite qu’elle est partie sans sa veste, et il fait froid. Elle se met à rire. La voilà libre de sa journée ! Babok l’emmène dans son repaire, un petit parc très fleuri. Fanzine est enchantée : il y a plein d’écureuils sauvages ! Elle les compte, puis s’approche d’eux, lentement pour ne pas les effrayer. Tandis que Babok s’amuse avec sa loupe, qu’il place au-dessus de la pelouse face au soleil, Fanzine caresse un joli petit écureuil roux. Il est si doux, cela lui fait un bien fou. Si seulement elle pouvait l’emmener… Un minuscule foyer se forme sous la loupe de Babok, et bientôt les brins d’herbe sentent le roussi.

– C’est vrai, cette histoire de troll des montagnes, à la Cabane ? demande Fanzine en frissonnant.

– Il n’y a pas de troll, dit Babok. Approche-toi, on va essayer de se réchauffer les mains.

Fanzine le regarde attiser le feu avec sa loupe sur un journal sorti d’une poubelle. Elle est pensive. Et si son frère et ses cousins lui avaient raconté des blagues sur la Cabane, pour lui faire peur ?

– En vrai, dit Babok, je me réjouis de retourner en camp. L’école y est bien mieux qu’ici. Et puis j’aime bien l’endroit. C’est comme un deuxième chez-moi, un autre foyer, sauf sans mes parents.

– Et ils ne te manquent pas, tes parents, là-haut ? demande Fanzine.

– Si, mais ils montent nous voir. Là-haut, c’est le seul endroit où je trouve le sommeil. Ailleurs, pas moyen. Crois-moi, il y a plus de trolls par ici. Là-haut, au moins, on a le droit d’être comme on est…

– Des flambe-ciel ? fait Fanzine.

– Oui, des Flambs IL, dit Babok. On apprend à canaliser notre trop-plein d’énergie pour en faire quelque chose d’utile. Il n’y a rien à craindre, tu sais : tu peux laisser ton papillon noir s’envoler.

– Comment ? Tu vois mon papillon noir ? s’étonne Fanzine.

– Bien sûr, il discute avec le mien. Sauf que le mien n’est pas noir, il est plein de couleurs. Tiens, je vais lui dire d’en donner un peu au tien. Oh, écoute ! Ils disent que pour attraper des couleurs, il faut qu’on aille cueillir des fleurs. Tu viens ?

Les deux foyers 2

Babok montre à Fanzine un coin du parc plein de marguerites et de crocus. Fanzine se sent bien, comme si Babok lui donnait du courage, dans une drôle de leçon de poésie. Elle en oublierait presque qu’elle est loin de chez elle, loin de ses parents. Cependant, elle a de plus en plus froid.

– Si on rentrait, maintenant ? propose-t-elle. Je crois que je vais tomber malade, sinon.

Babok voudrait bien réchauffer Fanzine. Il sait qu’il pourrait. Il lui suffit de bien utiliser son énergie de Flambs IL. Mais il a beau se concentrer, il n’y arrive pas. Il est trop fatigué.

– D’accord, dit-il en glissant des marguerites dans sa poche, on rentre.

Ils sortent du parc aux écureuils puis marchent à travers la ville. Lorsqu’ils arrivent rue Clochère devant son immeuble, Babok tombe sur sa mère Zita. D’un coup, son papillon se met à pâlir.

– BABOK ! crie Zita. Enfin, où te cachais-tu ? On te cherche depuis des heures ! Mais pourquoi fais-tu tout le temps l’école buissonnière ? Ah, pour les bêtises, tu en as, de l’énergie !

Babok, furieux, jette son bouquet de marguerites par terre et se bouche les oreilles.

Les deux foyers 4

– Et toi, dit tout à coup Zita en voyant Fanzine, qu’est-ce que tu fais là, tu ne devais pas aller à la journée portes ouvertes de la Cabane avec tes parents ? Mais… ma pauvre, tu trembles de froid !

Babok regarde Fanzine, l’air coupable. Il aimerait réessayer. Il ferme les yeux et se raidit de la tête aux pieds. Il fait un effort immense. Soudain Fanzine voit ses pieds remuer, puis briller, et bientôt prendre une couleur jaune orangé. Après quelques secondes, du bout de ses orteils, à travers ses sandales, de petites flammes jaillissent, qui ne semblent pas le brûler, qui pourtant ressemblent exactement à du feu. Fanzine sent alors un souffle tiède l’envelopper : elle se réchauffe enfin.

Au même instant, sept immeubles plus bas dans la rue Clochère, on entend des cris et on voit de la fumée. C’est l’immeuble de Fanzine, il est en train de prendre feu ! Zita empoigne son téléphone et compose aussitôt le numéro des pompiers. Fanzine voit les locataires sortir de la cour à toutes jambes – le concierge et son arrosoir, la voisine du dessous et son écureuil… Puis Fanzine se met à paniquer : ses parents sont peut-être à l’intérieur ! Elle hurle pour les appeler.

Quand les pompiers arrivent, un panache de fumée entoure déjà le bâtiment. Alors Fanzine entend son nom derrière elle : ce sont ses parents qui descendent la rue Clochère au pas de course. Fanzine les serre fort, elle a eu si peur. A côté d’eux, Babok, épuisé, tient ses pieds encore flamboyants dans ses mains puis essuie ses yeux pleins de larmes. Zita le prend dans ses bras.

– Les pompiers ont dit que le foyer était au sous-sol, fait un voisin non loin d’eux. Ce doit être la chaudière qui a pris feu.

– Je l’avais bien dit ! se lamente Lunon.

L’incendie a été vite maîtrisé, comme ont dit les journaux le lendemain. Bien sûr, l’appartement de la famille de Fanzine a été endommagé par les fumées, il devra être réparé. Mais les parents de Fanzine vont bien. Ils étaient encore à l’école avec la directrice quand l’incendie s’est déclaré. Les jours suivants, Fanzine a beaucoup parlé avec eux, de l’école à la montagne, et aussi de l’école buissonnière… Et puis, elle a revu le spicologue du centre Flambs, monsieur Tournemain.

– Tu verras, a-t-il dit, la Cabane est pleine de couleurs. Ce sera comme un deuxième chez-toi…

– … Un autre foyer, sauf sans mes parents, a murmuré Fanzine en pensant à Babok.

Fanzine a aussi parlé avec Tiloui, qui a fini par lui avouer que les camps à la Cabane étaient très chouettes, en fait. En attendant que leur logement soit refait à neuf, ils passeront quelque temps chez leur tante Zita et leur oncle Padok, sept immeubles plus haut, rue Clochère. Puis ils partiront en camp à la Cabane, tous les deux. Ou plutôt tous les quatre – avec leurs cousins Bali et Babok.

Quelques jours avant le départ, tôt le matin, Liline frappe à la porte de la chambre de Babok, qu’il partage avec Fanzine. Babok dort. Est-ce parce que le prochain camp approche à grands pas, ou parce qu’il a réussi à faire sortir son trop-plein d’énergie en s’allumant pour réchauffer Fanzine le jour de l’incendie ? Il parvient enfin à s’endormir le soir. Liline prend la main de Fanzine et l’entraîne au salon pour ne pas réveiller Babok. Elle s’agenouille, regarde ses cheveux dont les vagues lui semblent encore plus nombreuses que d’habitude, et pose sa main sur son visage :

– Ferme les yeux, lui dit-elle, papa et moi, nous avons une surprise pour toi.

Lorsque Fanzine peut enfin regarder, elle retient un cri de joie : un écureuil roux ! Il a une magnifique queue en panache, des oreilles orange bordées de gris, et de petites dents qui croquent une faine. Un écureuil rien qu’à elle ! Quel nom va-t-elle lui donner ? Il faut une sonorité qui rime avec la couleur de son pelage, se dit-elle. Elle sort son carnet et écrit : « Mon écurieux Crocus ».

Bientôt, avec Crocus, elle partira en camp. Ce sera difficile, mais il y a du courage au fond d’elle. Elle le sent battre des ailes au rythme de son pouls, comme un papillon plein de couleurs qui vole dans un sens, puis dans l’autre. Elle sourit. Maintenant, elle se sent un peu plus prête qu’avant.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes