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Pour la petite histoire

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Le rouge à sourire

27 janvier 2017

Il y a un tas d’objets importants dans le gros sac du clown Ridoidou. Ici le nez en mousse douce, là ses souliers de deux pieds de long, juste à côté ses bretelles à manivelle… Et tout au fond du gros sac, quand on allonge bien le bras, on trouve une toute petite boîte ronde qui brille comme un trésor. Ridoidou ouvre toujours la boîte avec grand soin. A l’intérieur de la boîte il y a une pâte rouge onctueuse. Il en prend un peu avec son doigt et l’étale lentement sur ses lèvres, comme de la confiture sur une tartine. Il dessine des cercles et des vagues sur sa bouche. Alors ses lèvres s’arrondissent, s’agrandissent, s’élargissent, et un sourire apparaît. Cette pâte rouge, c’est du rouge à sourire.

Rouge sourire2

Quand il a mis du rouge à sourire, Ridoidou sait qu’il est prêt pour son numéro sous le grand chapiteau. Grâce au rouge à sourire, il fera rigoler le public comme d’habitude. Alors, attention mesdames et messieurs… Voici l’incroyable clown Ridoidou ! Au milieu de la piste, Ridoidou se sent beau, se sent grand, se sent bien. Il est si heureux qu’il met du soleil partout et fait briller les couleurs du chapiteau. Il sautille, il fait des bruits de moteur avec ses grandes lèvres rouges. Il pédale dans le vide avec ses souliers de deux pieds de long, il jongle avec son unique nez en mousse. Il s’amuse comme un fou, et il amuse beaucoup. Là-devant, un petit garçon se tient les côtes de rire, à droite une maman a les larmes aux yeux, à côté un grand-père a des soubresauts. C’est un moment qui a sacrément bon goût, un peu comme quand on prend des quatre-heures tous ensemble, et que le tous-ensemble est encore meilleur que le quatre-heures.

Mais voilà qu’un jour, en ouvrant la toute petite boîte ronde qui brille comme un trésor, le clown Ridoidou s’est aperçu qu’il n’y avait presque plus de rouge à sourire. Pourtant, elle en était toute pleine quand il l’avait reçue… Peut-être en avait-il mis trop à la fois. Il était bien embêté, car il ne savait pas où en retrouver. Ridoidou a commencé à être en souci : que ferait-il sans son rouge à sourire ? Il ne pourrait plus faire rire son public. C’était décidé : dorénavant, il en utiliserait une plus petite quantité. Il a alors refermé la boîte et a allongé le bras pour la reposer bien au fond de son gros sac.

Il a si bien fait que bientôt, il n’ouvrait sa boîte plus qu’un jour sur deux. Puis un sur trois… Jusqu’au jour où il ne l’a plus ouverte du tout, de peur de ne plus jamais avoir de pâte. Hélas, tout préoccupé qu’il était, Ridoidou en oubliait son occupation préférée : faire rire les gens. Les représentations devenaient ennuyeuses, le public ne riait plus. Le quatre-heures avait un goût de soupe à la grimace. Les enfants, surtout, étaient bien désolés pour Ridoidou. Ils le voyaient devenir de plus en plus sombre, comme si le temps se couvrait au-dessus de lui. Un jour, comme on n’entendait presque plus sa voix, un des enfants a mis son doigt devant la bouche pour qu’on fasse silence. Ridoidou leur a alors raconté tout doucement l’histoire de sa boîte ronde.

Cette jolie boîte, qui brillait encore plus qu’un trésor, c’était son père qui la lui avait offerte le jour de son premier spectacle. Son père avait fabriqué lui-même le rouge à sourire. Mais son père était mort, depuis. Qui d’autre saurait faire un rouge à sourire de cette qualité ? Personne, probablement. Ridoidou était plus triste que jamais. Il a poussé un long soupir, et n’a plus bougé. Ah, si seulement il connaissait la recette de la pâte à sourire, de la pâte à faire rire ! Il pleuvait dans ses yeux, maintenant.

Rouge sourire

Les enfants ne pouvaient pas rester sans rien faire. Ils ont fouillé dans le gros sac de Ridoidou. Ils lui ont flanqué son nez en mousse douce, enfilé ses souliers de deux pieds de long. Ils lui ont remonté les bretelles à manivelle et lui ont fait faire un ou deux tours sur lui-même. Puis ils l’ont encouragé à finir le rouge à sourire. Tant pis pour la suite, on verrait bien, disaient-ils. Il fallait avoir confiance ! Ridoidou a promis d’essayer.

Le soir même, il a plongé le bras dans son gros sac et a pris la boîte ronde. Il a tourné lentement le couvercle et l’a soulevé en fermant les yeux, car il avait peur de voir ce qu’il restait. Sans regarder, il a effleuré l’intérieur de la boîte avec son doigt, puis a effleuré ses lèvres, comme s’il beurrait une tartine très délicate. Il a pensé très fort au petit garçon qui se tient les côtes de rire, à la maman qui a les larmes aux yeux, au grand-père qui a des soubresauts. Peu à peu, ses gestes sont devenus plus amples. Puis il a pensé très fort à son père, qui lui avait appris comment dessiner des cercles et des vagues sur sa bouche. Il a pris confiance, ses gestes sont devenus plus sûrs. Il lui semblait entendre son père rigoler. Son doigt commençait à le chatouiller, sa bouche s’arrondissait, s’élargissait. Son doigt, sa bouche – ou était-ce le rire de son père ? – le démangeaient de plus en plus. Il a senti qu’un sourire naissait, grandissait… puis un éclat, un gros éclat de rire !

Ridoidou n’en revenait pas. Comment avait-il pu dessiner son sourire de clown avec si peu de pâte ? Il a ouvert les yeux et regardé son doigt : pas de trace de rouge… Il s’est regardé dans le miroir : pas de rouge non plus sur son visage ! Pourtant, son sourire était bien là, immense et rayonnant. Intrigué, Ridoidou a soulevé le couvercle de sa boîte ronde : elle était tout à fait vide. Mais alors, a réfléchi Ridoidou, il pouvait dessiner son sourire rien qu’avec son doigt ? Son père lui aurait donc joué un drôle de tour ! Mais il lui avait aussi donné une merveilleuse recette. Si ses doigts expérimentés, si les gestes qu’il connaissait par cœur suffisaient à lui donner son sourire, il n’y avait plus à avoir peur : il saurait toujours faire le clown.

Le lendemain soir, avant la représentation, il a essayé de dessiner son sourire avec une autre pâte rouge tout à fait ordinaire. Puis il a couru comme un fou sous le chapiteau. Attention mesdames et messieurs… Voici le tout nouveau clown Ridoidou ! Il a sautillé, fait des bruits de moteur avec ses grandes lèvres rouges, pédalé dans le vide avec ses souliers de deux pieds de long, et jonglé avec son unique nez en mousse. Et ç’a marché ! Ridoidou a ébloui son public. Les enfants n’avaient jamais autant ri. Il y avait aussi des rires de parents, de grands-parents et puis, quelque part au fond de son sac, le rire de son père. Ridoidou a trouvé que ce moment était encore plus délicieux qu’un quatre-heures.

Depuis, Ridoidou continue chaque soir avant le spectacle de dessiner un sourire sur ses lèvres, du bout des doigts. Il garde toujours au fond de son gros sac la petite boîte ronde de son père, en souvenir. Mais même sans elle, il sait qu’il parviendra toujours à faire rire. Ridoidou se sent de mieux en mieux, de plus en plus grand. Quand il entre en scène, gesticulant sous le soleil des projecteurs, il repense à son père. Et il lui semble alors que ses doigts brillent comme des trésors.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture et bruitages   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes