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Pour la petite histoire

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Le fouette-capsule

22 avril 2020

Au milieu de la foule, bousculés de part et d’autre par les centaines de passagers qui vont et viennent dans le hall de la station, Alix et ses deux amis examinent les immenses écrans d’affichage électronique annonçant les départs et arrivées des différentes capsules.

– Avec ce transport-là au moins, note Alix, on n’aura pas à courir comme des dératés ni à attendre comme des poireaux en ramollette pour embarquer. Il y a un départ toutes les minutes.

– C’est bien la moindre des choses avec un tel moyen de locomotion, réplique son cher gnome domestique Vivestido. Sa fabrication coûte assez cher pour que les bourlinguedingues l’utilisent au maximum de ses capacités. En tout cas, je suis bien content, ajoute-t-il. J’ai beau avoir la vitalité d’un jeune petit monstre, ces trajets pleins de détours sont fatigants à mon âge.

Entre Alix et Vivestido, Victor, amateur inconditionnel de tous types de déplacements, rigole :

– Allons, cher Vivestido, tu n’es pas si vieux. Mais pour tout dire, moi aussi, je suis assez content de retrouver les transports de pointe d’une grande ville. Un peu de confort sera bienvenu.

C’est que les dernières semaines n’ont pas été de tout repos pour les trois amis. Depuis leur arrivée en terre du Levant dans la petite ville de Saute-Lorient, ils ont eu du mal à trouver des transports long-courriers pour remonter vers le nord. Si la compagnie des artisans du transport, la fameuse guilde des bourlinguedingues, est active sur tout le continent, certaines régions de campagne sont tout de même moins gâtées – Alix, dont toute la famille est bourlinguedingue, a souvent entendu évoquer ce problème. Ainsi, il leur a fallu enchaîner les ronfle-tracteurs locaux, les métro-hop-hop-au-lit-tôt, plus couramment appelés métronomes, et autres tic-taxis régionaux. Enfin, après avoir attendu huit jours l’unique flapibus interprovincial, ils ont dû courir pour attraper le dernier mégadrone du soir, qui les a amenés dans cette ville de Quickscoop.

« La capsule Turbo 8r212 en provenance de Sainte-Chaloupe s’apprête à entrer en station, ligne 2 », entendent-ils au milieu du brouhaha. Autour d’eux, dans le hall de la station pleine des rumeurs de la saison, des automates conduisent des groupes de passagers vers les quais d’embarquement des hyper-tubes. Sur un quai tout proche, Alix distingue les deux énormes bouches des tubes aller et retour de la ligne 1 assurant la liaison avec une station balnéaire du sud-est de la terre du Levant. C’est la première fois qu’elle voit des hyper-tubes en vrai. Là d’où ils viennent, il n’y en a plus depuis longtemps. C’est son grand-père Tinguelus qui lui a conseillé de prendre l’hyper-tube. Dans son dernier message par bulle, il disait que c’était le seul moyen de gagner le nord de la terre, car les montagnes de la région sont infranchissables, même par les airs.

Vivestido qui connaît tout sur tout, étant au service de la famille bourlinguedingue d’Alix depuis de longues années, leur a expliqué dans les grandes lignes comment fonctionne ce fabuleux transport. Ce n’est rien d’autre qu’un train à très haute vitesse – « près de 330 lieues à l’heure », a-t-il précisé – qui circule dans un tube sous basse pression, c’est-à-dire avec très peu d’air dedans, afin de diminuer les forces de frottements. « Dire que ce système supersonique est vieux de trois siècles, c’est tout simplement admirable ! » leur a-t-il rabâché une bonne douzaine de fois.

Près de l’embouchure du tube aller de la ligne 1, une jeune hôtesse accueille les passagers sortant des hoverboards-navettes et les invite à entrer dans les capsules de transport. A côté d’elle, des agents de la milice continentale surveillent les abords du quai. En regardant le hall et ses environs, Alix constate soudain qu’il y a des agents tous les trente pas, qui semblent à l’affût du moindre comportement suspect. Devant les automates-distributeurs de dominos de transport, des gens échangent leurs craintes au sujet d’un malfaiteur qui rôderait en terre du Levant.

Comme ils approchent du guichet de réservation des places, Alix, Victor et Vivestido voient s’affairer un homme et une femme dans une tenue semblable à toutes celles des bourlinguedingues de gare. La femme s’adresse à une adolescente à côté d’elle :

– Va remplacer ta sœur à la ligne 1, et dis-lui de vérifier les compresseurs des capsules Roquette 2zo et Bolide 63a, ordonne-t-elle occupée à réparer l’un des automates-distributeurs.

– Eh, Fangio, où est-ce que tu vas ? fait l’homme au guichet à un garçon en casquette un peu plus âgé qu’Alix et Victor. Je t’ai demandé de nettoyer Fulguro 500w à la ligne 3, tu te rappelles ?

Le garçon à la casquette, prêt à monter sur un hoverboard-navette en partance pour la ligne 4, se retourne brusquement. A son cou, au bout d’une cordelette, se balance un boîtier sur lequel défilent un tas de chiffres : un chronomètre.

– Mais tu m’avais promis que je pourrais conduire Météore… fait le garçon avec une mine déçue.

– Plus tard, dit l’homme, il y a beaucoup à faire en ce moment. De toute façon, ta capsule doit encore être testée avant d’être mise sur les spatules de glissage.

– Elle est déjà sur les spatules, j’ai fait tous les tests ! assure le garçon. Batteries, ventilateur, capacité de stockage d’air, vitesse de croisière… ajoute-t-il en tenant son chronomètre.

– D’abord le travail courant, Fangio, tu le sais bien, le coupe l’homme.

Les poings serrés et la rage au coin des yeux, le garçon nommé Fangio suit l’adolescente en direction des quais des lignes 1 et 3. Il court en se faufilant entre les gens, renversant même des agents de la milice. Lorsqu’en une enjambée il passe devant l’embouchure du tube retour de la ligne 1, il évite de justesse le véhicule allongé qui déboule avec fracas. Alix sursaute de frayeur. A l’intérieur, on voit les visages des passagers s’écraser comme des grimaces contre la vitre. Puis les portes s’ouvrent. « La capsule Zinzin 22b en provenance de Valoches-sur-Mer est entrée en station à l’instant, ligne 1 », dit une voix d’automate qui résonne dans tout le hall.

– Le fouette-capsule a dû freiner au dernier moment, remarque Vivestido avec un regard plein de compassion pour les voyageurs. Il paraît que ces engins ne sont pas si faciles à maîtriser.

Alix regarde les têtes déconfites sortir de leur capsule. Un jeune homme – sans doute un membre de l’équipage au vu de sa tenue de bourlinguedingue – lui rappelle quelqu’un, un ami qui, elle en est sûre, aurait adoré essayer les capsules à haute vitesse. Elle soupire. Au loin, Fangio, pas le moins du monde affolé par l’incident qui a failli le tuer, sautille dangereusement vers la ligne 3.

– Ils disent qu’il s’agit d’un jeune homme, et qu’il veut renverser le pouvoir… dit alors une vieille dame derrière eux. Je suis rassurée de voir tous ces agents surveiller la station, en tout cas.

– D’abord, ça vole des chewing-mets-la-gomme sur le marché, ensuite ça traîne avec les mauvais garçons, et un beau jour ça devient criminel, siffle une autre. Le ministère n’a pas la tâche facile.

Alix s’étonne. A la campagne, ils n’ont pas entendu parler de malfaiteur, ni d’une menace pour le pouvoir. Un tel individu en liberté, ce n’est pas très rassurant. Mais elle ne s’affole pas. Son grand-père lui a promis que la guilde faisait tout pour la protéger. D’un coup de coude discret, Victor lui montre un coin du hall : trois énormes loups apparaissent, qui se promènent lentement entre les gens en les reniflant. Alix fait la grimace. Ils ont déjà vu ce genre de loups : ce sont des loups de méfiance. Sans doute recherchent-ils le jeune malfaiteur, se dit-elle la gorge nouée.

– Eh bien, quelle ligne prenez-vous, les enfants ? articule l’homme bourlinguedingue du guichet, qui semble poser la question pour la seconde fois.

Alix tressaute. A côté d’elle, Vivestido se tait, pour une fois, et Victor attend qu’elle réponde.

– La ligne 4, dit-elle en sortant de sa sacoche plusieurs dominos de transport. Aller simple, deux enfants et un petit monstre, s’il vous plaît.

Le bourlinguedingue tire alors de sous le comptoir trois petites bouteilles qu’il ouvre devant eux.

– Trois fois simple course à destination de Maxiloop, résume-t-il en donnant à Alix les bouchons métalliques de chaque bouteille. Voici vos capsulettes de réservation, explique-t-il, à présenter au quai d’embarquement. Ça vous fera 45 points de dominos. En vous remerciant.

Bien sûr, un moyen de locomotion aussi rapide coûte cher, c’est normal, se dit Alix tandis que le bourlinguedingue composte les points sur la petite dizaine de plaques en argent. Tout de même, elle espère qu’après ça, ils ne seront plus très loin de la province nord-est de la terre du Levant, là où son grand-père lui a dit de se rendre, car ils seront bientôt à court de dominos.

Elle a à peine le temps de boire une gorgée d’une des bouteilles décapsulées que leur a offertes le bourlinguedingue – « la boisson est comprise dans le prix de la course », a-t-il dit – que le dernier des 45 points de dominos est percé, et qu’ils voient arriver vers le guichet la jeune hôtesse de la ligne 1.

– Papa, dit-elle au bourlinguedingue, le chef tunnelier de la 5 a besoin de capsules de transport supplémentaires. Le groupe des danseurs de ribouldingue est prêt à partir, et ils sont 160 !

– Ah, zut, je les avais oubliés, ceux-là… soupire le père.

– On pourrait prendre toutes les capsules de la 4, ça ferait juste le compte, suggère la jeune fille.

– C’est ennuyeux, dit le père en regardant Alix, nous avons justement des clients pour la 4.

Il réfléchit, tapotant le comptoir avec ses doigts couverts de bagues. L’une d’elles, plus grosse que les autres, est un petit boîtier rempli de cette précieuse poudre bleue que les bourlinguedingues ont toujours sur eux parce qu’elle prévient le mal des transports : la poudre de dingue.

– Très bien. Que les tunneliers transfèrent toutes les capsules en service de la ligne 4 sur la ligne 5, fait l’homme après un instant. Et toi, va vite me chercher ton frère.

Alix sourit en regardant filer la jeune fille : l’homme du guichet, la femme, les deux filles et le garçon impatient de tout à l’heure sont une famille – une famille de bourlinguedingues, comme la sienne. A cela près qu’en travaillant ensemble, cette famille-là n’est jamais séparée, songe Alix. Elle pense à sa mère qu’elle a retrouvée quelques semaines plus tôt, mais pour si peu de temps, après une très longue séparation. Elle pense à son père qu’elle n’a pas revu depuis la dernière grande fête. Chaque jour depuis des mois, elle pense à ses frères et sœur Albatrus, Amelia et Arno, et à son grand-père Tinguelus, loin, là-bas, en terre du Couchant. Malgré l’extraordinaire sentiment de liberté que lui procure un tel voyage, elle voudrait pouvoir les rejoindre, là, tout de suite. Elle le ferait sans hésiter, si seulement elle possédait son propre moyen de transport.

La plupart des enfants de son âge qui se destinent comme elle à entrer dans la guilde des bourlinguedingues effectuent normalement leur année de stage préparatoire tout près de chez eux. Mais pour elle, ç’a été différent, à cause de la grande ligne de méfiance – et de la mission qu’elle a acceptée. Pourquoi la méfiance fait-elle tant de dégâts ? se demande-t-elle.

– A ce qu’il paraît, ce n’est qu’un jeune garçon… entend-elle murmurer à deux pas du guichet. Est-ce qu’un gamin peut être si dangereux que ça et représenter une menace pour le continent ?

Alix n’a pas l’occasion d’entendre la suite. Elle manque de se faire assommer par un objet rond, plein de chiffres sur le devant, plein de poudre de dingue en dedans. Elle reconnaît le chronomètre, puis le jeune garçon qui est au bout : Fangio, freiné juste à temps par son père.

– Météore 17bcxy fonctionne parfaitement, tu en es sûr ? demande ce dernier au garçon.

– Sûr et certain… répond Fangio sans comprendre.

– Dans ce cas, bonne nouvelle, tu vas pouvoir faire le fouette-capsule pour ces jeunes gens. Toutes les capsules de la ligne 4 sont mobilisées ailleurs, nous avons besoin de la tienne.

– Youhouuuuu ! s’écrie Fangio en faisant des bonds, pas trop hauts mais réguliers. Ma première course, enfin ! Merci, papa !

– Ça va, ça va, tempère son père. Et rappelle-toi : fouetter la capsule est une tâche qui nécessite calme et sang-froid, il faudra te concentrer et faire une chose après l’autre, d’accord ?

Voyant le visage du gnome Vivestido se crisper légèrement devant la perspective d’être conduit à bord d’un engin si sophistiqué par un jeune adolescent risque-tout, le père de Fangio précise :

– Ne vous inquiétez pas, Fangio est très jeune, mais il est aussi très doué. Ce n’est pas la première capsule qu’il a conçue, et je lui apprends le métier de fouette-capsule depuis plusieurs années.

– J’ai construit moi-même Météore 17bcxy de A à Z ! ajoute Fangio avec fierté.

Le fouette-capsule 1

Alix est admirative. Fangio a seulement quelques années de plus qu’elle, peut-être l’âge de sa sœur Amelia. C’est un bourlinguedingue précoce, apparemment. Elle le regarde s’avancer vers une petite automate inoccupée non loin du guichet et tapoter deux fois sur son épaule.

– Mot de passe, s’il vous plaît ? demande le petit monstre automatique.

– Allez, chère Marjusa, rigole-t-il, c’est moi, Fangio.

– Mot de passe, sieur Fangio ? répète l’automate intraitable.

– Oh, d’accord… Patientia vice versa, chuchote-t-il.

A ces mots, la petite automate replie subitement les bras devant elle, s’affaisse sur ses talons, s’aplatit tout en s’élargissant, et bascule en arrière d’un coup sec. En un tour de main, l’automate Marjusa s’est transformée en une plateforme flottant au-dessus du sol, pouvant accueillir une petite dizaine de personnes : un hoverboard-navette. Aussitôt, Fangio saute dessus avec aisance. Tout sourire et droit comme un i, il lance à Alix, Victor et Vivestido :

– Qu’est-ce que vous attendez ? Venez, montez !

Les trois amis grimpent à leur tour sur la plateforme-automate – « un petit monstre capable de se transformer, je n’avais jamais vu ça », dit Vivestido –, qui démarre en fanfare puis circule entre les gens et les échoppes. Fangio la guide en direction de la ligne 4, la mine toute réjouie.

Lorsqu’il tourne subitement la tête vers la droite, Alix remarque cependant son regard inquiet.

– Aïe, fait-il, nous sommes suivis par un des loups de méfiance, on dirait. Chère Marjusa, mets un peu la gomme, tu veux ? J’adorerais papoter, mais je n’ai rien de gentil à dire à ces bestioles.

L’automate Marjusa s’exécute. Malheureusement, le loup accélère en même temps qu’eux. Il a l’air agressif. Il se trouve bientôt si près de Victor que celui-ci peut entendre ses grognements.

– Bon sang, c’est dingue, s’indigne Fangio, on est en règle, pourtant. Plus vite, chère Marj’ !

Tous tentent de garder l’équilibre sur l’automate qui file entre les autres hoverboards-navettes et les différents distributeurs, glisse sur les bancs, puis sur les barrières, puis sous les barrières – « baissez-vous ! » crie Fangio juste à temps –, fendant la foule et décoiffant les vieilles dames. Vivestido bégaie un peu, met une main devant ses yeux – en écartant les doigts – et s’accroche à Alix pour ne pas perdre pied dans cette sacrée ribouldingue. Malgré les efforts de Marjusa, le loup se rapproche dangereusement et, toutes griffes dehors, lève une patte sur Victor. Comme Fangio dévie sa trajectoire, Alix sent un coup de griffe érafler son cou et tirer sur le collier qui retient son précieux pendentif, une petite sphère en verre remplie de poudre de dingue…

A ce moment-là, deux choses se produisent en même temps : Fangio amorce un virage serré avec une rapidité qui leur donne l’impression de laisser leur estomac flotter derrière eux, et devant eux quelqu’un fait rouler une petite bouteille par terre en direction du loup. Se prenant les griffes dedans, patinant sur place un instant, l’animal finit par s’étaler comme un éternuement entre le marchand de glimaces aux fruits qui bougent et celui des roulés à la confiture de millepattes, le museau dans le liquide blanc et pétillant qui s’écoule de la bouteille, du lait-grenadine-pleins-gaz. Fangio assure leur position et arrête Marjusa. Alix tient fort son pendentif. Ils l’ont échappé belle.

Fangio remercie le quelqu’un qui vient de leur rendre un fier service : un beau jeune homme portant un uniforme un peu râpé de bourlinguedingue de gare, avec un insigne d’apprenti…

– Ravi d’avoir pu aider, fait celui-ci à Fangio. Je m’appelle Blondingus, enchanté.

Le nom de Blondingus résonne alors trois fois dans les oreilles de Fangio : Alix, Victor et Vivestido explosent de joie en reconnaissant leur vieil ami, qu’ils croyaient englouti pour toujours dans une vilaine chute d’eau de la terre Rouge.

– Salut les enfants ! s’écrie à son tour Blondingus. J’espérais bien vous retrouver, mais je ne pensais pas que vous seriez encore ici… Eh, cher Vivestido, vieille branche, comment vas-tu ?

– Oh, vous vous connaissez ? fait Fangio sans laisser au gnome le temps de répondre. Eh bien, grimpez, sieur Blondingus, il vaut mieux ne pas traîner ici.

Un peu plus lourde, Marjusa quitte discrètement les lieux pour se rendre sur le quai de la ligne 4, quelques centaines de pas plus loin. Devant le tube aller, il n’y a pas d’hôtesse, pas de tunnelier, pas d’alignement de capsules. Il y en a juste une dans le tunnel : la capsule de Fangio. Arrivé devant Météore 17bcxy, tout le monde descend de Marjusa. Alix, Victor et Vivestido présentent à Fangio leurs capsulettes de réservation et, à leur grande surprise, Blondingus fait de même. D’où sort-il une capsulette ? se demandent-ils tous. Mais ce n’est pas le moment des explications.

– Merci, chère Marj’, dit Fangio à l’automate. Retourne au guichet central, et avertis papa qu’un des loups de méfiance outrepasse ses droits ! Sans blague, ajoute-t-il pour lui-même, chacun sa stratégie de communication, comme on dit à la guilde.

Quand Marjusa s’en va, Fangio invite ses clients à pénétrer dans la capsule de transport et referme les portes derrière eux. D’un coup, ils se trouvent enveloppés par le silence, comme coupés du monde.

– Il faut faire vite, leur dit Fangio. Les agents de la milice patrouillent sur tous les quais et ils risquent de ne pas apprécier qu’on se soit moqués de leur bébête.

Le jeune bourlinguedingue s’active d’un bout à l’autre de la capsule pendant qu’Alix, Victor et Vivestido se précipitent dans les bras de Blondingus. Ils n’osent pas encore se raconter leurs aventures, de peur de déranger Fangio, qui allume tous les voyants lumineux, en même temps qu’il déverrouille les spatules de glissage, règle les paramètres de démarrage, et ôte son chronomètre pour le placer sur le tableau de bord.

Hélas, dans un élan mal contrôlé, il envoie valser l’objet jusqu’au plafond de la capsule, d’où il serait sans doute tombé tout droit dans le ventilateur si Victor ne l’avait pas rattrapé au vol. Par réflexe, Alix touche son collier à elle. La douleur qu’il réveille en effleurant la griffure du loup sur son cou lui confirme qu’il est bien là. Fangio soupire de soulagement, il a eu chaud. Conscient que sa maladresse aurait pu compromettre leur départ, il essaie de se calmer.

– Très bien, dit-il en se concentrant. Installez-vous et attachez-vous. Je dois vérifier que tout est en ordre avant de démarrer. Voyons… pression du tube paramétrée, champ magnétique activé.

Pour s’attacher, Alix, Victor et Vivestido imitent Blondingus, qui semble savoir s’y prendre.

– Compartiment passagers : portes closes, barrettes de sécurité en place, poursuit Fangio à haute voix.

Puis il revient aux commandes.

– Cabine de pilotage : affichage électronique allumé, propulseur en position, fouet opérationnel…

– Hum, hum, fait tout à coup une voix de gnome timide. Pardon, sieur Fangio, mais vu la vitesse supersonique qu’atteint généralement ce genre d’engin, ne pourrions-nous pas recevoir un peu de poudre de dingue ? Cela dit pour préserver l’état de vos sièges, par ailleurs très confortables.

– Oh oui, bien sûr, s’avise Fangio. Une petite seconde.

Il ouvre avec précaution son chronomètre et jette sur la tête de chaque passager une généreuse poignée de poudre bleue. Enfin, il allume le moteur et tapote nerveusement sur son chronomètre.

– Prêts pour l’hyper-saut ? leur demande-t-il tout excité.

Alix ne se sent pas très bien, sa blessure au cou lui fait mal. Non, elle n’est pas exactement prête. Mais si les agents de la milice leur tombent dessus, elle sait qu’ils pourraient découvrir autre chose que ce qu’ils cherchent – et compromettre sa mission. On ne peut plus revenir en arrière.

D’un geste, Fangio actionne commandes et chronomètre, et Météore 17bcxy se trouve propulsée dans l’hyper-tube telle une fusée. Après quelques secondes d’accélération, on entend comme un petit bang à l’intérieur de la capsule, dont les parois vibrent légèrement : Fangio vient de faire claquer son fouet sur le compteur de vitesses afin de passer en mode supersonique.

– Youhouuuu, à fond la gomme ! crie Vivestido comblé par sa ration de poudre de dingue.

– Ça y est, j’y suis, répète Fangio la main en l’air et la joie au coin des yeux. Ça y est ! Je suis…

– Fouette-capsule ! claironne Blondingus.

Le fouette-capsule 2

A mesure qu’ils s’enfoncent tout droit dans le ventre noir de la montagne, les deux bras de Fangio s’écartent comme un sourire sur le tableau de bord. Il est heureux.

– Vitesse de croisière : 326 lieues à l’heure, déclare-t-il. Vous pouvez détacher les barrettes de sécurité, maintenant, dit-il en venant s’asseoir avec eux.

Tous se mettent à l’aise, soulagés de la distance qui grandit entre eux et la milice de Quickscoop.

– Après qui en avait ce fichu loup, à votre avis ? demande Vivestido.

– D’abord, j’ai cru que c’était après moi, dit Fangio. Les loups de méfiance ne m’aiment pas beaucoup. Mais ensuite, j’ai eu l’impression qu’il s’intéressait plutôt à toi, garçon, dit-il en s’adressant à Victor. Il a dû penser que tu avais le bon profil.

– Il a cru que j’étais le garçon dangereux qui veut renverser le pouvoir ? fait Victor éberlué. C’est une histoire à faire dormir un bourlinguedingue debout !

– En fait, intervient Blondingus, c’est sûrement moi qu’il cherchait – désolé de te voler la vedette, Vic. En débarquant sur la ligne 1, j’ai échappé aux contrôles de la milice, et le loup m’a vu filer.

– Alors c’était bel et bien toi que j’ai vu sur le quai ! dit Alix triomphante, mais étrangement pâle.

Soudain prise d’un malaise, elle s’accroche à Victor à côté d’elle pour ne pas tomber de son siège.

– Oh, fait Blondingus, je te fais toujours autant d’effet après tout ce temps ?

– Idiot, gémit Alix en se tenant le front, j’ai le mal de voyage. Ça fait la ribouldingue dans mon estomac, j’ai la tête qui tourne. Un peu de poudre de dingue me remettra les idées en place.

Doucement, elle tire son collier de sous sa chemise. Victor l’aide aussitôt à ouvrir son boîtier. Fasciné, Fangio regarde le pendentif en forme de sphère, fait de morceaux de verre multicolores.

– Cher Vivestido, je te demande pardon pour toutes les fois où j’ai râlé quand tu me demandais un supplément de sucre en poudre, dit Alix en agitant légèrement le boîtier au-dessus d’elle.

– Oublie ça, voyons, lui dit gentiment Vivestido. Ce que je crois, moi, c’est que tu as faim. On ne devrait jamais voyager sans avoir pris le temps de manger.

– A mon avis, c’est plutôt cette griffure de loup qui te donne mal au cœur, affirme Fangio en montrant le cou d’Alix. La blessure est légère, mais les loups de méfiance ont du poison en eux.

– Eh bien, si c’est ça, j’ai peut-être quelque chose qui te fera du bien, dit Blondingus en sortant de sa poche un minuscule flacon contenant un reste de liquide bleu foncé.

Alix, Victor et Vivestido écarquillent les yeux devant ce remède qu’ils croient reconnaître.

– Du cordial de poudre de dingue ? s’exclame Victor. Mais où est-ce que tu as déniché ça ?

– Il n’y a qu’une seule personne capable d’en fabriquer en terre du Levant, fait Fangio admiratif.

– Exact : ce bon vieux Fridolo, dit familièrement Blondingus.

Sans tarder, il applique une goutte du cordial sur le cou d’Alix, qui reprend vite des couleurs.

– Tout de même, hasarde Vivestido à mi-voix, je mangerais bien un petit quelque chose.

Sensible au confort et au bien-être de ses clients, Fangio se dépêche d’ouvrir une petite armoire dans la cabine de pilotage, de laquelle il tire une sacoche contenant des plateaux-repas.

– Alors, sieur Blondingus, fait Alix qui retrouve peu à peu son aplomb, tu te décides à nous raconter ce qui t’est arrivé depuis tout ce temps ?

Tandis que Fangio distribue à chacun un sandwich au marathon accompagné d’une salade de tortue à la sauce ramollette et d’une canette de lait-grenadine-pleins-gaz, Blondingus leur raconte.

Après avoir réchappé de la noyade dans les eaux profondes de ce lac de terre Rouge où ses amis l’ont perdu, il a eu la chance de rencontrer un voyageur qui lui est venu en aide. Quelques jours de convalescence l’ont remis sur pied, et quand son sauveur a pris la mer Rouge pour rentrer chez lui, au sud-est de la terre du Levant, Blondingus l’a accompagné. Ce voyageur était un botaniste spécialiste des maux : un certain Fridolo. Blondingus a énormément appris en côtoyant ce savant, qui n’est pourtant pas bourlinguedingue lui-même, précise-t-il, mais qui entretient beaucoup de contacts avec la guilde depuis qu’il a inventé pour elle sa célèbre poudre de dingue.

– Fridolo connaît presque tous les maîtres bourlinguedingues de la vieille génération : mon maître Rollator, mais aussi Tinguelus le sage, dit Blondingus. Grâce à Fridolo, j’ai pu échanger quelques bulles avec ton grand-père, Alix. C’est comme ça que j’ai su que vous alliez à Maxiloop.

Sans attendre, le jeune apprenti s’est donc rendu en tic-taxi puis en métronome à Valoches-sur-Mer, et a réservé son voyage en hyper-tube pour Maxiloop, avec changement à Quickscoop.

– J’aime bien ce moyen de transport, fait-il. Remarquez, c’est tout l’inverse de mon TPV…

– TPV, qu’est-ce que c’est ? demande Fangio intrigué.

– Train à petite vitesse, s’écrie Vivestido. Un train qui roule lentement, mais un train connecté !

– Ah, fait Fangio, je serais curieux de voir ça.

– Est-ce que tu as dû franchir des lignes de méfiance ? demande Victor à Blondingus.

– Quelques-unes, oui. Murs, fossés, clôtures, des lignes de toutes sortes, qui remplissent hélas très bien leur office : beaucoup de territoires et de gens sont séparés. Il y en a de plus en plus, mais Fridolo dit que les dix-sept sages de la guilde ont plus d’un tour dans leur sacoche.

– Evidemment, dit Fangio. Mais ces petites lignes ne sont rien comparées à la grande ligne de méfiance qui couvre la moitié de la frontière de la terre du Levant. Elle, elle fait plus de dégâts.

En entendant ces mots, Alix ne peut retenir un petit cri qui trahit sa peur. Fangio se tourne vers elle, surpris. Il pose les yeux sur son visage, puis sur son pendentif, et la regarde soudain bizarrement, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps.

Le fouette-capsule 3

– Je suis stagiaire bourlinguedingue, dit Alix comme pour se justifier. Ma famille appartient à la guilde, c’est pour ça que j’ai déjà mon boîtier. Un pendentif, comme toi, sourit-elle.

– Pas tout à fait, note Fangio les yeux toujours posés sur elle. Le tien est particulier… Si je ne me trompe pas, c’est ce qu’on appelle une vitrosphère. Il y en a très peu, des comme ça. On dit qu’elles ont un pouvoir, mais je ne sais pas lequel.

Troublée par les propos de Fangio, Alix passe le reste du voyage à se poser des questions. Elle se remémore toute la correspondance qu’elle a eue avec grand-père Tinguelus depuis qu’elle a quitté la terre du Couchant. Combien de fois lui a-t-il recommandé, dans ses bulles, de prendre soin de ce pendentif et de ne pas l’égarer ? Plus d’une fois, reconnaît-elle. Elle a toujours cru que c’était à cause de la poudre de dingue qu’il contenait.

Une petite heure plus tard, alors que Blondingus fait semblant d’écouter Vivestido philosopher sur les différences entre prudence et méfiance, et que Victor boit les paroles de Fangio avec qui il discute vitesse de locomotion, la lumière du jour les éblouit : ils sont sortis de la montagne. Fangio leur demande de remettre leurs barrettes de sécurité et reprend les commandes de la capsule afin d’amorcer le freinage. Ils ressentent à peine une légère secousse à l’instant où Météore 17bcxy retrouve sa vitesse subsonique. Fangio a vraiment beaucoup de talent, pense Alix. Bientôt, ils arrivent en douceur au bout de la ligne 4. Ils ont parcouru 300 lieues.

Lorsque les portes de la capsule s’ouvrent, nos amis découvrent une petite gare de campagne déserte, au cœur de la terre du Levant.

– Il est 13 h 07, ciel : découvert, température : printanière. Nous sommes à Maxiloop, dit Fangio.

Alix saute sur le quai, heureuse de respirer de nouveau l’air frais, cet agréable petit air de liberté.

– Merci à toi, sieur Fangio, dit-elle en souriant.

– De rien, fait celui-ci en ôtant sa casquette, je fais mon travail de bourlinguedingue, c’est tout.

– Tu veux rire, tu es hyper-doué ! s’exclame Victor. Tu as littéralement assuré de A à Z.

– En plus, sans toi, on était sûrs d’être rattrapés par tous les loups de la milice, dit Blondingus reconnaissant. J’espère qu’ils ne vont pas nous suivre.

– Vous avez un peu de marge, le temps que cette ligne récupère ses autres capsules. Pour plus de sûreté, je lancerai la rumeur que vous avez pris la ligne 3, à destination de la terre Pâle.

– Oh, ça, c’est très gentil, sieur Fangio, marmonne une voix de gnome fatigué par le voyage.

– La guilde dit qu’il faut se serrer les coudes quand les temps sont durs, non ? fait Fangio. Je crois que c’est le moment ou jamais, je m’en voudrais de rater le coche… ajoute-t-il en plongeant de nouveau ses yeux dans ceux d’Alix. Eh bien, au revoir, les amis, conclut-il en agitant sa casquette.

Le fouette-capsule 4

Alix, Victor, Vivestido et Blondingus lui rendent son salut en le regardant manœuvrer patiemment, l’air content, sa capsule sur le virage qui relie le tube aller au tube retour de la ligne 4. 

– C’est vraiment un garçon formidable, s’attendrit Vivestido. En revanche, c’est fou ce qu’il est bavard, vous ne trouvez pas ? fait-il avec un air parfaitement innocent. Il m’a littéralement épuisé.

Alix ne peut retenir un petit rire. Puis Fangio démarre. Dans moins d’une heure, le fouette-capsule sera à Quickscoop, où il retrouvera sans doute Marjusa transformée en hoverboard-navette, et ensuite son père, sa mère et ses deux grandes sœurs… C’est une belle journée pour lui, songe Alix.

Quant à elle, elle retrouve les paysages de la campagne. Au nord-ouest, il y a la terre Pâle, et à l’est, le but de son voyage. Environ 400 lieues, peut-être, la séparent encore du berceau de la grande ligne de méfiance. C’est beaucoup, et pourtant si peu, comparé à tout le chemin parcouru depuis des mois, qu’elle en a le vertige.

Heureusement, rien de tel qu’un petit extra de poudre de dingue pour se donner un coup de fouet et bien se remettre en route ! Alix en prend une pincée, puis referme soigneusement son pendentif – sa « vitrosphère », comme a dit Fangio. Elle repense à sa journée à elle. Est-ce l’effet de la poudre de dingue ? Un tas d’idées lui traversent l’esprit, qui se bousculent comme des dominos. Ça fait la ribouldingue dans sa tête. Son pendentif serait un objet rare et précieux, si elle en croit les paroles de Fangio et les recommandations de son grand-père. Pourrait-il l’aider à accomplir sa mission, ou à échapper à des dangers ? se demande-t-elle. Le jeune garçon qui fait peur à tout le continent lui veut peut-être du mal. Mais la guilde fait tout pour la protéger, disait Tinguelus dans ses dernières bulles. Et les dix-sept sages ont plus d’un tour dans leur sacoche, d’après Fridolo. D’où lui vient ce trouble, alors ? D’où vient ce sentiment confus que le risque est en train de grandir autour d’elle à la vitesse supersonique ? Peut-être est-ce à cause de ce regard que Fangio a posé sur elle…

Puis elle se fige. Elle comprend soudain.

C’est le ministère de la méfiance, qui parle de danger. C’est la rumeur, qui parle d’un garçon.

Mais tous ceux qui combattent la méfiance savent que pour de vrai, ce n’est pas un danger. Mais tous ceux qui appartiennent à la guilde se doutent que pour de vrai… ce n’est pas un garçon.

Evidemment. Le « jeune garçon dangereux », c’est elle.

Voyant le ministère se renseigner, craignant que les grands méfiants ne repèrent Alix, les dix-sept sages auront eu une drôle d’idée : celle de faire eux-mêmes courir un bruit – un bruit qui la protège. C’est pourquoi, depuis quelque temps, il se raconte partout sur le continent qu’un danger guette le pouvoir en place, et que ce danger a les traits d’un garçon. De cette façon, la fille envoyée par la guilde peut espérer accomplir sa mission.

Alix n’arrive pas à parler. Il y a comme une petite boule dans sa gorge. Ce qu’elle a, au fond, toujours redouté est maintenant devenu réalité : elle est attendue. Du côté des amis comme de celui des ennemis, on sait que quelqu’un vient. En quelques secondes, toute la liberté qu’elle a pu éprouver durant ces derniers mois semble s’évanouir.

La voyant très pâle, Victor lui dit un mot d’encouragement. Vivestido lui donne la main. Blondingus, le beau Blondingus, avec eux de nouveau, affirme qu’il la portera, s’il faut. Alix respire. Elle doit regarder du côté des amis. C’est eux, pour de vrai, qui la font se sentir libre.

En avant, se dit-elle. Cap vers l’est, vers la grande ligne de méfiance. La fin approche, elle le sent. C’est à elle de jouer. Ç’aurait pu être quelqu’un d’autre, mais c’est elle qui a accepté. C’est ainsi, depuis le jour où son voyage a commencé. Et on ne peut pas revenir en arrière.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes