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Pour la petite histoire

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Le docteur Flambs

10 septembre 2018

Le soleil commence à peine à blanchir les arbres de la rue Clochère, il est très tôt. Fanzine et Tiloui ont encore les yeux bouffis au moment de sortir de leur immeuble, et ce n’est qu’avec beaucoup d’encouragements et de câlins que leur mère Liline réussit à les faire avancer. Ils remontent la rue calme. Fanzine, un petit carnet à la main, compte les immeubles sur sa gauche et évite de répondre aux bousculades de son grand frère : elle est trop fatiguée pour une bagarre.

– Arrête de provoquer ta sœur, Tiloui. Et toi, Fanzine, fais un effort, avance…

Ce matin, Fanzine a de la peine à se réveiller car elle a mal dormi. Elle le sait, aujourd’hui, c’est le jour de la visite chez le docteur. Avec sa maman, elles accompagnent d’abord Tiloui chez leur tante Zita, puis elles iront au centre des docteurs. C’est à cause de ses nombreuses crises de colère et de larmes, lui a expliqué sa maman. On va recevoir les résultats des tests qu’elle a faits à l’école avec la spécialiste. Il faut qu’on sache si elle a aussi le syndrome, comme Tiloui. Seulement, Fanzine n’a pas du tout envie de savoir, ni de voir des docteurs. Encore des adultes qui lui diront de se calmer, de rester assise et de ne pas pleurer. Encore des adultes qui ne comprendront rien. Elle est fâchée, il y a des éclairs dans ses yeux marron. Elle l’a écrit ce matin dans son carnet : « éclairs aux marrons ». Mais plus encore que d’être fâchée, elle a peur.

Elle lève les yeux vers les toits des immeubles avalés par la brume. Elle imagine qu’au-dessus il y a un tas de couleurs qui se préparent, que les toits en profitent pour s’étirer et s’allonger, et que leur pointe touche le ciel. Ils arrivent chez leur tante Zita. Fanzine envie Tiloui, qui pourra s’amuser avec leurs cousins Bali et Babok pendant qu’elle devra s’ennuyer avec des inconnus.

– Bonjour Zita, dit Liline, nous voilà enfin. C’était difficile, ce matin. Bon, ils ne se sont pas bagarrés en chemin, c’est déjà ça…

Sur ces mots, Fanzine décoche un coup de pied à son frère. Elle se sent réveillée, maintenant.

Lorsque Liline et Fanzine repartent de chez Zita, les rues se réveillent aussi. Des portières claquent, des moteurs bourdonnent. Dans les parcs, les écureuils sauvages grognent et grignotent. Les arbres mettent du vert sur leurs feuilles, et le matin, du bleu sur son ciel. Trois rues et demie plus loin, elles arrivent devant la porte vitrée d’un petit bâtiment où l’on peut lire : « Centre de recherche Flambs : consultations ». Fanzine a des zigzags dans le ventre et de la brume dans les yeux. Elle aurait bien aimé que son papa, Lunon, soit là, lui aussi. Mais Lunon est toujours très pressé. Liline s’agenouille et lui caresse les cheveux, en suivant leurs nombreuses vagues :

– Allons, tout ira bien, dit-elle doucement. Tu sais, si tu as le syndrome, ce n’est ni mal ni grave, ça nous permettra de savoir ce qu’il faut faire, c’est tout.

Fanzine fait oui de la tête et s’accroche fort à la main de Liline. Elles passent la porte vitrée.

Après quelques minutes, un monsieur aux longs cheveux roux attachés se présente à elles :

– Bonjour, je m’appelle Siméon Tournier ! dit-il d’un air jovial en tendant la main.

Comme Fanzine hésite, il s’amuse à faire tourner un peu sa main devant elle en marmonnant une formule magique, puis la lui tend à nouveau. Fanzine esquisse un sourire.

Le docteur Flambs 1

– Dis bonjour au docteur Tournier, Fanzine, l’encourage Liline.

– … Bonjour docteur Tournemain, dit Fanzine.

Liline s’apprête à la reprendre mais monsieur Tournier rigole.

– En fait, je ne suis pas docteur, précise-t-il en les invitant à s’asseoir dans son petit bureau, je suis spicologue : spécialiste de l’interprétation des comportements. Alors, voyons, voyons, voyons…

Tandis que le spicologue parcourt son dossier, Fanzine parcourt son petit carnet. Elle en compte les pages encore blanches, puis écrit sur l’une d’elles : « Monsieur Tournemain ».

– Bien, bien, bien, Fanzine. Tu viens d’avoir 7 ans, dit-il en lisant le dossier, tu as un grand frère… et tu n’aimes pas trop l’école, apparemment. Est-ce que tu as un animal de compagnie ?

– Non. Mais j’aimerais bien avoir un écureuil, répond Fanzine.

Le spicologue prend des notes puis s’adresse à Liline :

– L’école parle de problèmes de comportement depuis la rentrée, à ce que je vois…

– Oui, répond Liline, et ça s’accentue. Fanzine devient solitaire, d’après son enseignant.

– Et à la maison, comment cela se passe-t-il ?

– Il y a beaucoup de crises. Elle est souvent surexcitée. Ou alors elle est sur sa planète et elle n’entend rien. Et bien sûr, elle pleure très facilement… encore plus que son frère au même âge.

Liline et Lunon en parlent souvent entre eux. Fanzine les entend bien, même s’ils chuchotent. Ils sont épuisés, avec deux enfants comme Tiloui et elle. Et si jamais on l’envoyait elle aussi en camp spécial à l’école à la montagne ? Tiloui, Bali et Babok lui ont raconté des choses effrayantes sur ces camps. Est-ce de sa faute à elle, si elle est si différente des enfants de son école ?

– Très bien, dit le spicologue. Nous regarderons tout à l’heure les résultats de ces sacrés tests, histoire d’être fixés. Mais pour commencer, si tu faisais un jeu ? propose-t-il à Fanzine.

Fanzine aimerait mieux rentrer à la maison, mais elle accepte. Elle a promis de faire un effort et d’être le plus sage possible, même si c’est très difficile pour elle. Le spicologue devient sérieux. Il lui distribue des cartes, explique les règles du jeu, et lui demande de se tenir tranquille. Au début, elle s’en sort bien et gagne beaucoup de points. Mais le jeu dure longtemps : elle perd patience, puis perd ses points. Ses jambes lui démangent, elle voudrait se lever, s’en aller. Le spicologue la regarde sévèrement. Il lui donne des ordres, il dit vouloir l’aider dans son jeu. Seulement voilà, Fanzine ne supporte pas d’être aidée, surtout pas par un adulte. Elle a la tête qui bourdonne, elle entend les arbres s’agiter sous le vent au-dehors et sa colère remuer sous sa respiration au-dedans. Elle perd définitivement la partie.

– Eh bien, nous allons en faire une autre ! dit le spicologue d’un air décidé.

Il n’a pas l’air de se rendre compte. Fanzine a la gorge qui bouillonne, elle lutte pour ne pas crier.

– Tu sais, dit-il en insistant, tu aurais sûrement mieux réussi si tu m’avais laissé t’aider.

C’en est trop. Fanzine sent son corps prêt à exploser… Elle se lève d’un bond :

– Je n’irai pas à l’école à la montagne ! hurle-t-elle en prenant sa tête dans ses mains.

D’un geste calme, le spicologue retient Liline, déjà debout pour tenter de raisonner sa fille.

– Bon, nous y voilà, dit-il avec douceur à Fanzine. Tu es très en colère. Alors tu peux crier et pleurer autant que tu en as besoin, tant que tu ne tapes personne et que tu ne casses rien, d’accord ? Allons, laisse sortir tout ce qui déborde, ça ira mieux après.

Le spicologue sourit d’un air encourageant. Fanzine le regarde. Elle pleure, elle crie, mais pour la première fois, elle se sent comprise. Alors tout d’un coup le bouillon de colère se transforme en une chaleur incroyable qui la parcourt tout entière, comme si elle entrait dans un bain chaud. Elle voit ses cheveux s’agiter sur ses épaules et faire monter leurs vagues. Elle les voit se mettre à briller, puis changer de couleur, jusqu’à devenir jaune orangé. Ils s’allument…

Le docteur Flambs 2

Après quelques instants, tout redevient normal, et Fanzine se sent mieux. Elle n’en revient pas.

– Qu’est-ce que c’était, cette couleur sur mes cheveux ? demande-t-elle en les touchant, intriguée.

– De l’énergie, répond le spicologue. C’est un symptôme du syndrome découvert par un certain docteur Flambs. Cela te dit quelque chose ?

– Alors c’est à cause du docteur Flambs que je suis différente ?

– Ha, ha, ha ! Non, il n’a pas inventé le syndrome. Lui, il n’a fait que l’étudier. Il a noté chez certains enfants une activité intense et extraordinaire qui a tendance à les dépasser. Souvent, ce trop-plein d’activité se décharge lors d’une crise. Mais parfois, quand on parvient à le canaliser, il se concentre en un endroit du corps et peut produire de l’énergie. C’est ce qui vient de se passer.

Fanzine réfléchit. Jusqu’ici, elle avait toujours cru que les enfants comme elle ne faisaient que prendre de l’énergie aux autres, pas qu’ils pouvaient en fabriquer…

– Je ne suis pas seulement une enfant caractérielle, alors ? demande-t-elle.

Le spicologue rit.

– Non, bien sûr. Mais en effet, ce syndrome a aussi les symptômes suivants : caractère particulièrement irritable, et hypersensibilité qui s’exprime par des pleurs plus fréquents que chez les autres enfants. On appelle cela le syndrome Flambs IL, comme « irritabilité larmoyante ». Vu ce qui vient de se passer, et si j’en crois les résultats de tes tests, il n’y a pas de doute : tu as le syndrome.

– Et pour l’école à la montagne ? murmure alors Fanzine inquiète.

– Eh bien, répond le spicologue, ce n’est pas une obligation. Mais cela pourrait t’aider…

Fanzine le regarde de travers.

– Mon mari et moi préférerions éviter, intervient Liline. Elle est encore si jeune.

– Justement, c’est maintenant qu’elle a besoin d’aide. Le syndrome disparaîtra de toute façon quand elle aura 12 ans, vous le savez bien.

 

Contre toute attente, à la fin de la journée, Tiloui semble impatient de revoir sa petite sœur.

– Alors ! Tu en es, toi aussi ? lui demande-t-il. Raconte, quelle partie de ton corps s’est allumée ?

Fanzine se sent un peu bizarre, à la fois gênée et fière. Au fond, elle est plutôt contente de savoir : elle se sent moins seule, maintenant. Et puis, elle a bien aimé ce qui s’est passé ce matin.

Le soir, dans son lit, elle ouvre son petit carnet. C’est son papa Lunon qui le lui a offert pour son anniversaire. Tout à l’heure, quand il a appris les résultats, il s’est enfin arrêté pour discuter avec elle et répondre à ses questions. Il leur a expliqué, à elle et à Tiloui, ce qu’était l’énergie : celle découverte par le docteur Flambs, et puis celle qu’on utilise tous les jours, et que les gens ont tendance à gaspiller, a-t-il dit. Il leur a raconté qu’il existait autrefois une forme d’énergie très puissante, capable de sauver un monde entier, mais qu’on avait hélas perdue. Quelle était cette énergie ? Lunon ne l’a pas dit.

Dehors, plusieurs horloges sonnent, Fanzine compte les coups : il est très tard. Sous le vent, les feuilles des arbres font bonne nuit aux écureuils sauvages, la rue Clochère s’endort. Fanzine repense au docteur Tournemain, qui n’est ni vraiment docteur ni ne s’appelle vraiment Tournemain… « Il n’y a pas de doute, a-t-il dit, tu es une Flambs IL. » Elle allonge le bras vers le toit pour toucher le noir de la nuit, et imagine que de l’autre côté, là-haut, tout s’allume de couleurs jaune orangé. Elle écrit dans son carnet : « Je suis une flambe-ciel ! »

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes