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Pour la petite histoire

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La sorcière à bicyclette

30 octobre 2016

A travers les fentes du vieux cabanon, les premiers rayons de lune réveillèrent la vieille sorcière Clémenterre. Quelques secondes plus tard, elle entendit le crapaud des passiflores coasser à intervalles réguliers et de plus en plus fort. Il longea le coin à compost, entra dans le cabanon et s’installa sous le menton barbu de la sorcière. Il coassa jusqu’à ce qu’elle lui donne un coup sur le museau. Puis il se tut et ressortit du cabanon pour retourner dans les passiflores, sur la marche de pierre qui séparait le coin à compost du beau jardin de la maison familiale.

On était mardi soir et la vieille Clémenterre était toute guillerette. Il ne restait plus que quelques nuits avant la grande fête du tonnerre dans la zone industrielle à l’autre bout de la ville. Comme elle se réjouissait ! Elle allait revoir tous ses compères et commères. C’est qu’elle se sentait un peu seule derrière cette maison de famille bien bourgeoise, madame et monsieur avec leurs deux enfants bien gentils-jolis. Elle n’avait même plus le droit de leur faire peur, depuis le dernier décret de l’assemblée des sorcières. Du coup, à quoi pouvaient bien servir les enfants ? Je vous le demande. En plus, ils étaient toujours bien mis, jamais un trou à leurs habits. Quel ennui…

Sorciere lit

Mais surtout, la sorcière avait hâte d’être à la fête du tonnerre pour retrouver son petit frère Prosper, qui devait rentrer de son grand voyage ! Il aurait tant de choses à lui raconter.

Il faisait nuit maintenant, il était temps pour Clémenterre d’aller attraper quelques oiseaux pour son repas de minuit. En sortant de son cabanon, elle respira à pleins poumons la bonne odeur de compost. Elle se baissa devant la marche de pierre, faillit se prendre les pieds dans la bicyclette des enfants – « qu’est-ce qu’elle fiche là, cette satanée bicyclette ? » – puis ramassa quelques araignées. Elle les mit dans sa poche, pour le cas où elle perdrait le fil de sa route des airs. Elle caressa son petit réveil-crapaud, retourna au cabanon et prit son balai. Elle l’enfourcha, décolla et partit pour son tour quotidien, longeant la façade de la maison puis dépassant le toit.

Mais à peine avait-elle volé quelques mètres qu’une chouette lui joua un vilain tour et la fit piquer du nez en plein sur la cheminée d’une maison voisine. Elle perdit l’équilibre, roula sur les tuiles, s’accrocha à une gouttière, glissa… et se retrouva par terre, sur le derrière.

Vexée, elle fit une grosse crise, ronchonnant qu’elle avait le dos en compote. Hélas, elle constata que son balai était cassé. Quelle catastrophe ! pensa-t-elle. Pour ce soir, tant pis, mais comment irait-elle à la fête du tonnerre, samedi ? C’était bien trop loin pour y aller à pied. Sans son balai, Clémenterre ne savait comment se déplacer.

Elle marcha jusqu’à la maison familiale, tenant les débris de son pauvre balai, et retourna dans son coin à compost par le petit portail de derrière tout rouillé. Une fois dans son cabanon, elle pleura fort, se moucha fort, puis se mit à réfléchir. Elle regarda à travers les fentes du vieux cabanon, et vit la bicyclette des enfants. Elle se gratta le menton. Voyons, voyons… Elle pourrait peut-être apprendre à faire de la bicyclette, se dit-elle. Mais pour se procurer l’engin, il lui faudrait pénétrer dans le jardin propret… Elle n’était pas très chaude. Pourtant, si elle voulait voir Prosper, elle n’avait pas le choix. Elle réfléchit à la question toute la nuit, puis s’endormit dès qu’il fit jour.

Le soir revenu, elle se leva bien vite, sortit de son cabanon, huma son bon compost et alla jusqu’à la marche de pierre. Son réveil-crapaud coassa un peu puis s’endormit. Elle se risqua, et passa de l’autre côté, dans le jardin propret. « Il me suffit de chiper cette fichue bicyclette et de l’essayer un peu », s’encourageait Clémenterre. Mais elle fit tant de bruit en essayant de grimper sur la selle qu’elle réveilla les deux enfants, qui avaient leur chambre juste au-dessus. D’abord trop effrayés pour descendre, les enfants observèrent par la fenêtre la sorcière qui s’obstinait avec la bicyclette. Mais elle tombait à chaque fois et enfin, de rage, jeta la bicyclette par terre. C’en était trop, les enfants sont descendus et sont sortis de la maison. Leur colère surpassant leur peur, ils grondèrent la sorcière :

– Déjà que tu nous voles notre vélo, tu ne veux pas encore nous le casser, dis !

– Oh, bonjour, dit Clémenterre un peu gênée. Non, non, pas le voler, juste l’emprunter… Aïe !

Voulant se relever, la sorcière se fit mal aux coudes et se démit la hanche. Elle se fâcha, s’assit sur les tulipes et les passiflores du jardin et se mit à pleurer dans ses mains. « Mon balai est tout cassé !… Je voulais apprendre à faire de la bicyclette pour aller à la fête du tonnerre… Mais c’est fichu, je n’y arrive pas… Je ne pourrai pas revoir mon petit frère ! » Et elle pleurait de plus belle. Et elle se mouchait de plus belle.

Les enfants eurent pitié. Ils se tenaient un peu à distance car ils avaient peur des araignées qui sortaient de la poche de son tablier, mais ils lui proposèrent leur aide :

– Bon. Sorcière, on veut bien te prêter la bicyclette, mais il ne faut pas la casser. Alors on va t’apprendre à en faire, t’es d’acc ?

– D’acc ! Vous êtes bons, mes petits. Mes petits… ?

Les enfants lui dirent leur prénom mais Clémenterre était un peu sourde, elle ne comprit pas bien.

– Merci Hortensio et Primevère, répondit-elle un peu au hasard.

Ce soir-là et le lendemain, le frère et la sœur, dans leurs habits tout jolis, expliquèrent à la sorcière les rudiments de la pratique de la bicyclette. « Il faut chercher ton équilibre, puis te lancer », conseillaient-ils. Facile à dire ! Ce satané vélo ne voulait pas tenir debout. Le frère proposa de remettre les petites roues : « Au début, c’est plus facile. Tu verras ! »

Au soir suivant, les enfants, qui avaient déjà des habits moins propres, continuèrent à lui apprendre. Mais elle tomba encore et encore. Une fois, voulant éviter de tuer une araignée, elle tourna si brusquement qu’elle dérapa sur le gravier, se râpant les genoux et la barbe du menton. « Je ne saurai jamais faire de la bicyclette ! » hurlait-elle. C’était vrai qu’elle n’était pas douée, même avec les petites roues… « Mais on commence tous comme ça, c’est normal », « Et à la fin on y arrive », l’encouragèrent les enfants.

Sorciere bicyclette

Le lendemain, comme ça allait un peu mieux, ils enlevèrent les petites roues. Elle tomba de nouveau. Les enfants avaient mis des habits troués car ils tombaient souvent avec Clémenterre et ne voulaient pas abîmer tous leurs habits. Ils la tenaient par la taille, lui poussaient le derrière. Finalement ils ne faisaient plus que lui donner la main, jusqu’au moment où ils la lâchèrent, suivant la bicyclette du regard. Elle disparut au coin de la maison… Ils étaient tendus : allait-elle s’en sortir ? Ils entendirent crier dans leur dos : « Semence et Ver-de-Terre, écartez-vous ! » puis ils se retournèrent et la virent arriver : hourra ! Elle avait réussi à faire le tour complet de la maison sans tomber.

Clémenterre descendit de la bicyclette et sauta de joie. Même, elle embrassa les enfants ! Et les enfants l’embrassèrent aussi, même si elle sentait fort les légumes moisis et que des araignées couraient d’un coin à l’autre de son tablier ! Clémenterre se réjouit : elle était prête, elle pourrait se rendre à la fête du tonnerre. Nous étions vendredi soir. Dans vingt-quatre heures, elle rejoindrait son cher Prosper. « Et tout ça grâce à Pansement et Alca-Selzer », pensa-t-elle.

Le jour commençait à pointer, les pauvres enfants étaient épuisés, ils rentrèrent se coucher. Après leur en avoir demandé l’autorisation, Clémenterre emporta la bicyclette : elle descendit la marche de pierre, taquina son crapaud couché sous les passiflores, et déposa l’engin contre son cabanon. On était samedi. Ce jour-là, elle dormit fort : il fallait qu’elle ait bonne mine pour la fête.

Le soir venu, Clémenterre n’eut pas besoin de son réveil-crapaud. Elle se réveilla toute seule dès le soleil couché. Elle se prépara, mit une belle robe bien trouée et sortit de son cabanon. La bicyclette était là qui l’attendait, avec un petit mot des enfants dessus, qui lui souhaitaient bonne chance. Elle enfourcha la bicyclette, regarda en direction de la maison proprette, et vit les enfants à la fenêtre, qui lui firent un clin d’œil. Elle sourit. Départ pour la zone industrielle !

Elle sortit par le petit portail tout rouillé de derrière le coin à compost, et roula très vite. Elle faillit tomber une fois, mais se rattrapa : oui, elle savait faire de la bicyclette ! Bizarrement, elle se sentait plus libre qu’avec son balai, probablement parce qu’elle découvrait d’autres chemins. Sur la terre ferme, la nuit était silencieuse, pas de bruit de chouette. Bon, Clémenterre était un peu sourde, de toute façon. Les araignées la guidaient, elle arriverait à temps pour le repas de minuit. « Compères et commères, me voilà ! » Elle aussi aurait des choses à raconter à Prosper.

Sacrés enfants, quand même ! Sans eux, elle n’aurait jamais réussi. Après tout, ils servaient peut-être quand même à quelque chose. C’était décidé : pour les remercier, elle leur ramènerait deux belles et grosses araignées, afin qu’ils puissent toujours suivre le fil et qu’ils ne se perdent jamais. Comment s’appelaient-ils déjà ? Elle relut le mot qu’ils lui avaient laissé et qu’elle tenait devant elle, sur le guidon : Clémence et Walter. « Drôles de noms… » se dit Clémenterre.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture et bruitages   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes