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Pour la petite histoire

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La grande marelle

13 janvier 2017

Quand la cloche sonne pour le début de la récré, j’ai toujours mal au ventre. Je préférerais qu’il n’y ait pas de récré. Les autres enfants jouent ensemble, mais personne ne vient vers moi. C’est parce que je suis nouvelle, ils ne me connaissent pas encore. C’est parce que je suis timide, je ne parle pas très fort. Et puis, je suis la plus petite de la classe, alors ils me regardent de haut. Je joue seule à la marelle, et les autres rigolent : « Marielle, la petite nouvelle », « La petite Marielle joue à la marelle. » Moi, j’ai le cœur qui se serre, parce que j’aimerais bien me faire des amis. En attendant, je continue de sauter à cloche-pied dans mes cases, de viser le ciel de ma marelle.

Grande marelle

Seulement là, je sens que j’ai une occasion. Tous les élèves regardent tout à coup vers le grand arbre dans le jardin du vieux voisin, juste de l’autre côté de la clôture. Le ballon de Marc, un garçon de ma classe, a été lancé trop haut et s’est accroché à une branche tout au sommet. Le surveillant vient de s’absenter il y a quelques secondes, aucun adulte n’a vu. Si on veut éviter les ennuis, on a intérêt à récupérer ce ballon vite fait. Mais personne n’ose s’aventurer, c’est très haut. En plus, il paraît que le vieux voisin est très méchant. Et puis on n’a pas le droit de sortir de l’enceinte de l’école. Marc est bien embêté, il a trop peur pour y aller. Et si j’y allais, moi ? Après tout, j’ai l’habitude de grimper aux arbres, il y en avait autour de chez moi, mon ancien chez-moi, avant le déménagement. Peut-être qu’après ça, les autres viendraient jouer avec moi ! Oui, je dois pouvoir y arriver. Je quitte ma petite marelle et je me tourne vers Marc :

– Moi, j’y vais, je lui dis.

– Qui ? Toi ? demande une fille de ma classe… La petite Marielle qui joue à la marelle ?

Tous ont un air étonné.

– Mais si le voisin t’attrape ! me dit Marc. Tu sais, il a une vilaine moustache, un gros bouton sur le nez, et il paraît qu’une fois, il a traîné un grand jusque chez la directrice par l’oreille !

– Ha ha ha, attention petite Marielle ! rigolent deux grands.

Je sens ma gorge qui se serre, et une grosse colère qui monte comme une boule de feu.

– Tu veux ton ballon, oui ou non ? je dis à Marc.

Et je fonce. J’enjambe la clôture. Le chat du voisin grogne et me suit avec un regard mauvais, moustaches dressées. Je lève les yeux : vu d’ici, l’arbre semble encore plus haut. Mais je ne peux plus revenir en arrière. Alors je m’imagine que c’est une marelle, une grande marelle, toute en hauteur. Le palet, c’est le ballon de Marc : il est tout au bout, dans la case du ciel. Il faut juste sautiller d’une branche à l’autre, en mettant les pieds et les mains sur les bonnes cases. Seulement le temps est limité, je dois me dépêcher. Allons, je me concentre, je n’écoute plus les bavardages de la cour.

J’attrape une branche avec le bras et pose un pied sur le tronc : case 1… L’autre pied un peu plus haut : case 2… Puis 3, et hop – repos sur 4 et 5, il y a la place pour les deux pieds au même niveau. Je continue : 6, ça devient serré. Attention, si je mords la limite, je risque de tomber. Je pose la main… Aïe ! Une écharde. Mince, il ne manquait plus que ça. Ça fait mal, j’ai envie de pleurer. Tant pis, je ne suis plus très loin, je ne vais pas abandonner. Ouf : 7 et 8. Je commence à être très haut. Encore une enjambée, et 9 ?… Crac ! Une branche s’est cassée… J’ai le ventre qui chavire. Pourvu que le vieux voisin n’en sache rien. Allons, j’y suis presque. J’entends les autres enfants, en bas, qui m’encouragent, « vas-y Marielle ! » Le ballon est juste au-dessus de moi – la case 10, enfin ! J’ai un pied sur une branche, l’autre dans le vide, je n’ai plus qu’à tendre le bras. Encore un tout petit effort… Ça y est : je l’ai !

Mais au même moment, le chat du vieux voisin se met à miauler à tue-tête, et il saute dans la cour d’école ! Je dois faire vite. Je me retourne en gardant bien l’équilibre et je lance le ballon dans la cour. Seulement, quand le ballon arrive dans la cour, c’est la directrice qui le prend. Sur la tête.

C’est fou, elle a beau être toute petite vue d’ici, on voit très bien comme elle est fâchée. Ses bras se raidissent, on dirait que sa colère lui sort par les narines, et que ses lunettes tremblent devant ses yeux. Sûr que le vieux voisin n’est pas plus terrifiant que ça ! Elle m’appelle. Je redescends ma grande marelle, sans mon palet. Je finis mon tour sans regarder les cases, en cherchant le chemin le plus court du ciel à la terre ferme.

Grande marelle chat

Quand j’arrive en bas, je ne peux m’empêcher de sursauter : le vieux voisin, justement, est là ! Il me regarde de toute sa hauteur, avec sa vilaine moustache et son gros bouton sur le nez. Il attend, il ne parle pas, il bougonne. Puis il me prend, me porte par-dessus la clôture, et me livre à la directrice.

Dans la cour, plus personne ne dit rien. Les enfants ont un air admiratif, ils ne me regardent plus de haut. Marc me dit « merci Marielle » et il me fait un immense sourire, tout désolé. C’est comme une caresse sur mon visage et une grosse vague de joie dans ma gorge et mon ventre.

Puis je me fais bien gronder. La directrice crie, j’en ai mal aux oreilles. J’ai beau lui raconter, lui expliquer, elle ne comprend pas. « Il est interdit de sortir de l’enceinte de l’école » et « ça peut être dangereux de grimper aux arbres », dit-elle. C’est drôle, on dirait que c’est elle qui a peur.

Quand elle en a fini avec moi, je retourne vers Marc. Lui aussi, il s’avance vers moi, et il dit : « Toi et moi, si tu veux bien, on est copains ! » Tu parles, que je veux bien !

La cloche sonne, c’est la fin de la récré. Derrière la clôture, le vieux voisin reprend son chat et l’emmène dans la maison. Tous les deux nous regardent de loin, grognant sous leurs vilaines moustaches. Mes camarades me félicitent. Et pourtant, s’ils savaient… C’était bien plus facile pour moi d’aller chez le voisin, qui est tout seul, que d’aller vers eux, si nombreux. Mais je crois que je n’aurai plus mal au ventre pendant les récrés, maintenant, et même je vais aimer ça. Car je me suis fait un ami, et je pourrai jouer avec lui. Les autres aussi, d’ailleurs, semblent d’accord de jouer avec moi. Ils me parlent sans se moquer. Désormais, ils m’appellent tous : la grande Marielle.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture et bruitages   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes