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Pour la petite histoire

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L'octocycle

11 septembre 2019

Dans la famille d’Alix, presque tout le monde fait partie de la guilde des bourlinguedingues. Son père travaille sur les circuits de course, sa mère et son grand frère s’occupent des animaux volants non identifiés, sa sœur se spécialise en navigation, et son grand-père se fait fort de réinventer la roue chaque semaine. Elle a même une tante experte en chute libre. Seul son petit frère est encore trop jeune pour travailler avec la guilde. Jusqu’ici, Alix passait le plus clair de son temps libre avec lui pendant que tous les autres allaient sur les chemins. Mais cela va changer, car Alix est une grande, maintenant. Après avoir appris à lire, à écrire, à compter et à philosopher à l’école publique de sa petite ville, Alix, comme tous les enfants qui se destinent à entrer dans la guilde, sera dispensée d’école afin de pouvoir se former au monde merveilleux des déplacements multidynamiques et des locomotions en tous genres : le monde des transports.

C’est ce matin que commence son stage de formation avec son grand-père Tinguelus. Comme elle se réjouit de recevoir sa poudre de dingue et de fuir l’école pour aller au grand air ! Pourtant, elle a comme une petite boule dans la gorge, car on lui a dit qu’au grand air, il y a aussi des devoirs et des moments difficiles. Elle envie Albatrus et Amelia, qui ont toujours su ce qu’ils voulaient faire. Contrairement à son frère et à sa sœur, Alix n’est pas sûre d’être faite pour la vie de bourlinguedingue, car elle sait que cette vie-là oblige parfois à s’éloigner de sa famille pendant longtemps. Sa mère est en tournée depuis des semaines, et elle lui manque terriblement. Alix se sentirait bien triste de partir loin de tous ceux qu’elle aime, en particulier de son petit frère Arno. Heureusement, il y a cette année de stage, pour décider si l’on veut ou non entrer dans la guilde.

Lorsque Alix se lève, la maison est très silencieuse. Dans la cuisine, elle ne trouve que son petit frère Arno ainsi que Vivestido, leur gnome domestique. Les gnomes, comme les autres petits monstres du continent, bien que très intelligents et très cultivés – et aussi très bavards –, ne sont pas admis dans la guilde des bourlinguedingues. Vivestido trouve cela très injuste et ne cesse de le signaler. Cependant, il met un point d’honneur à ne pas se plaindre plus de huit fois par jour, se trouvant plutôt content, pour le reste, d’habiter avec la famille d’Alix.

L'octocycle 1

Après un grand bol de flocons d’avions, et un bon fou rire avec Arno lorsque Vivestido se renverse un demi-gallon de lait sur la tête en faisant voltiger son bol depuis la table haute – « si vous croyez que c’est facile d’être tout petit ! » –, Alix se hâte vers le garage dans l’espoir d’y trouver grand-père Tinguelus. Elle ne veut pas être en retard pour son premier jour de stage.

Dans le grand hangar qui sert aussi d’atelier, Alix contourne et enjambe les différents véhicules de la maisonnée. Elle entend des sons de tournevis et de roue qui tourne – sûrement grand-père qui bricole son fameux vélo, se dit-elle. Mais elle se trompe. Au fond du garage, elle tombe sur sa sœur Amelia, occupée à réparer le gouvernail d’un petit bateau. Juste à côté, encore sous sa bâche de protection, l’énorme vélo trône sur son support. Où se trouve donc grand-père Tinguelus ?

A moitié cachée derrière la coque de son bateau, Amelia sourit à Alix en guise de bonjour.

– Je n’ai pas vu grand-père ce matin, lui dit-elle.

Alix se tourne vers la bâche. Elle sait que l’engin qui est dessous, avec sa mécanique complexe et son système de locomotion dernier cri, n’est pas un jouet. Il vaut mieux éviter d’y toucher. Tout de même, elle se demande bien comment on le conduit. Il paraît qu’il est très difficile de ne pas en tomber, malgré ses huit roues. Puis elle sursaute. A l’entrée du garage, un bruit de pièces métalliques et de gnome colérique annonce l’arrivée de Vivestido, qui a dû se prendre les pieds dans une caisse à outils. Derrière lui, on entend trotter Arno, puis les pas plus lourds d’un adulte.

L'octocycle 2

– Voyez, sieur Felix, crie fièrement Vivestido en se retournant, elles sont là !

– Merci, cher Vivestido, répond le père d’Alix en tâchant d’éviter les outils éparpillés au sol.

– Papa, où est grand-père Tinguelus ? lui demande aussitôt Alix.

– Il n’est pas à la maison, répond Felix. Je viens de recevoir un message : les dix-sept sages de la guilde ont eu une réunion tardive hier soir chez tante Valdinguia. Tinguelus est encore là-bas.

– Mais… et mon stage, alors ? fait Alix à la fois contrariée et inquiète.

Amelia regarde son père, curieuse.

– Pourquoi cette réunion ? demande-t-elle. Elle n’était pas prévue…

– Je ne sais pas, répond Felix. C’est peut-être en lien avec la rumeur au sujet de cette nouvelle ligne de méfiance qui vient d’être mise à l’enquête.

A ces mots, Alix sent la petite boule dans sa gorge se gonfler un peu plus. Son grand frère Albatrus lui a souvent parlé de ces frontières particulières qu’on appelle les lignes de méfiance. Il en existe plusieurs sur le continent, et elles empêchent la guilde d’assurer les liaisons entre certains lieux. Alix n’en sait pas plus, mais elle sait que ça fait peur, même aux adultes.

– Alix, ma chérie, continue Felix, Tinguelus t’attend. Il demande que tu lui amènes au plus vite son octocycle chez tante Valdinguia car il en a besoin. Ce sera ta première leçon de stage.

– Mais c’est impossible, dit Alix affolée. Je suis trop petite pour conduire ce vélo !

– Ah, tu vois, ce n’est pas drôle d’être tout petit, la coupe Vivestido.

– Et je ne suis allée qu’une fois chez tante Valdinguia. Toute seule, je risque de me perdre…

– Tu es assez grande puisque tu es stagiaire, réplique Felix. Et tu ne seras pas toute seule, je te laisse emmener Vivestido.

Le gnome sursaute, puis grimace, mal à l’aise. Alix proteste, puis supplie son père du regard.

– Tout se passera très bien, la rassure-t-il, tu as un bon sens de l’orientation. Aie confiance.

Alix soupire. Si seulement sa mère était là. Mais elle n’est pas là, et Alix doit se faire une raison.

Elle rassemble quelques affaires, une veste de pluie, une écharpe, des tartines, une paille, et les fourre dans sa sacoche. Son père a déjà sorti l’octocycle du garage et, après avoir versé un gallon d’eau dans un tuyau qui court le long de la première roue, il vérifie que les freins fonctionnent correctement. Alix et Vivestido lèvent la tête. L’octocycle est impressionnant avec ses huit roues de toutes les tailles, ses nombreuses pédales et son levier de vitesses avec triple marche arrière. Intimidés, ils regardent la dernière roue, qui tourne toute seule dans le vide, sans s’arrêter. Fixées au centre, deux aiguilles, une grande et une petite, y indiquent l’heure comme sur une horloge.

– C’est un mouvement perpétuel, explique Felix. Il arrive que cette roue touche le sol, mais pour cela il faut rouler à toute vitesse. A ce moment-là, les aiguilles ralentissent, ce qui permet de ralentir aussi le temps. Ingénieux, non ? Bien sûr, ce n’est pas sans danger…

– Dis, fait tout à coup Vivestido à Alix, tu crois vraiment que tu arriveras à conduire cet engin ?

Les doutes du gnome ne sont pas pour aider Alix. Mais Tinguelus l’a demandée. Il est son maître de stage, elle doit y aller. Elle embrasse son père, puis Amelia et Arno, se répétant qu’elle reviendra très bientôt. Puis elle prend Vivestido sur son dos, et enfourche l’octocycle.

L'octocycle 3

Quelques instants plus tard et quelques pâtés de maisons plus loin, constatant qu’elle se tient sans trop de mal sur ce drôle de vélo, Alix actionne les premières vitesses et s’essaie aux différents pédaliers. Mais au premier virage, les huit roues se mettent à danser chacune dans un sens. Alix a beau tourner le guidon, changer de pédales, l’octocycle s’emballe. Elle serre les poignées de freins avec force. Aussitôt, de l’eau jaillit du tuyau au-dessus de la première roue, et l’octocycle s’arrête net – contrairement à Alix, qui s’envole et se retrouve le nez dans la rivière, Vivestido sur son dos.

– Ah, par tous les petits monstres du continent, gémit Vivestido, j’aurai vraiment tout enduré !

– Allons, fait Alix, tu n’as rien, c’est moi qui ai tout pris. Arrête donc de te plaindre.

Malgré les écorchures sur ses paumes et ses genoux, elle se relève, repositionne l’octocycle à l’aide de la première marche arrière, et remonte dessus. Sur la route, Vivestido continue de râler.

– Quitte à jacasser, tu ne voudrais pas me raconter ce que tu sais sur les lignes de méfiance ? lui propose Alix en manœuvrant avec prudence.

– Oh oui, pourquoi pas ! fait le gnome ravi. Eh bien, les lignes de méfiance peuvent être de toutes sortes : barrières, fossés, murs… tout ouvrage qui trace une limite afin de séparer deux terres.

Tout en écoutant Vivestido, Alix garde un œil attentif sur les manettes de l’octocycle.

– Certains disent que ce sont de simples frontières, mais en vérité, les lignes de méfiance sont beaucoup plus fermées, puisqu’elles sont utilisées pour bloquer la circulation d’une terre à l’autre.

Tandis que l’un raconte, l’autre continue à pédaler et, sans s’en rendre compte, les deux amis ont déjà parcouru une bonne distance, lorsque la présence d’un vieux trolleybus force Alix à virer de bord. Les méandres de la route ne l’aident pas à stabiliser l’octocycle, qui se penche d’un côté, puis de l’autre, et se met à tanguer. Derrière elle, la voix de Vivestido devient toute faible.

– J’ai le tournis… j’ai mal au cœur… je voudrais du sucre en poudre…

Soudain, comme Alix redresse brusquement, le gnome perd l’équilibre et est éjecté de l’octocycle.

– Oh, vraiment désolée, Vivestido, dit Alix en mettant pied à terre. Tu n’as rien de cassé ?

Il est tout vert, mais il n’a rien de cassé. Alix se sent honteuse, elle s’en veut. Puis elle enrage. Voilà bien un fichu vélo, pense-t-elle. Mais elle sait que la colère n’y fera rien. L’horloge de la huitième roue tourne. Vite, elle récupère Vivestido, le met sur son dos, et ils repartent.

Quand la route se sépare, elle se fie à l’air sur sa peau et sous son nez pour choisir le bon chemin, comme ses parents le lui ont appris. Puis elle regarde encore et encore l’octocycle. Il doit bien y avoir moyen d’en faire façon, se dit-elle. Déterminée, elle s’élance sur la route qui lui semble être la bonne, et qui descend de plus en plus. Ils prennent de la vitesse, beaucoup de vitesse.

– Aaaaaaah, mes empereurs ! crie Vivestido en fermant les yeux. Au secours, Alix, sauve-nous…

Alix aussi aurait envie de fermer les yeux. Mais elle sent le gnome s’accrocher à elle de toutes ses forces, et compter sur elle. Et s’il fallait simplement regarder la route, plutôt que l’octocycle ? pense-t-elle. Elle respire à fond, relève la tête, et porte son regard au loin. Alors d’un coup, elle trouve l’équilibre. Ses pieds et ses mains semblent se débrouiller tout seuls sur l’octocycle. Les yeux fixés sur l’horizon, elle parvient enfin à garder le cap. Quelle sensation incroyable ! La petite boule dans sa gorge explose en mille morceaux minuscules, comme des puces sautillant dans sa poitrine. Vivestido doit ressentir la même chose, car elle l’entend tout à coup hurler et rire à la fois :

– Youhouuuu, à fond les manettes !

Or, tandis qu’ils dévalent la pente, tout devient soudain plus lent autour d’eux, le cours de la rivière, les antiques trolleybus, les gestes des passants… Dans l’un des rétroviseurs, Alix aperçoit la huitième roue de l’octocycle qui touche le sol : le temps ralentit. Elle aussi, elle rit ! Elle a réussi.

Puis la pente s’adoucit. Au bout de la plaine, une demeure se dresse à l’ombre des collines et d’un immense rocher. Alix reconnaît la maison de tante Valdinguia. A mesure qu’ils s’en approchent, ils voient grandir une silhouette digne et imposante, avec un sourire bienveillant et des cheveux tout blancs : Tinguelus. A peine arrivée, Alix saute de joie de l’octocycle et court l’embrasser.

– Bien le bonjour, sieur Tinguelus, dit quant à lui Vivestido avec respect.

– Bonjour, cher Vivestido. Quel plaisir de te voir sur mon octocycle ! le taquine Tinguelus.

Puis le vieil homme pose sa main sur la tête d’Alix, et ses doigts grippés lui caressent la joue.

– Merci de l’avoir conduit jusqu’à moi malgré les difficultés, Alix. Tu m’as rendu un fier service.

– Oh, voyons, sieur Tinguelus, fait Vivestido, je me suis laissé conduire sans faire de difficultés…

– Je parlais de l’octocycle, lui précise Tinguelus. Cela dit, c’est très bien que tu sois là, mon ami.

– Tante Valdinguia n’est pas avec toi ? demande Alix encore un peu excitée.

– Elle se repose, elle a eu une petite chute de moral, après la réunion de cette nuit. Ecoute-moi, ma petite-fille, nous avons eu de mauvaises nouvelles. Une ligne de méfiance très puissante est en train de se construire dans la terre du Levant : une ligne très longue, et très difficile à franchir. Elle est à peine commencée qu’elle empêche déjà des familles de part et d’autre de se rejoindre.

Alix sent l’air se refroidir sur sa peau. Tinguelus s’agenouille et place son visage en face du sien.

– Quelqu’un doit la désamorcer, sinon les conséquences seront graves pour le continent. Nous avons bien réfléchi, et nous pensons qu’il vaut mieux envoyer quelqu’un qui n’est pas bourlinguedingue afin de ne pas éveiller les soupçons. Mais pour avoir une chance de réussir, il faut quelqu’un qui soit familier de la guilde et ait déjà une certaine connaissance des transports…

– … Un stagiaire, dit Alix en tremblant.

– Un ou une stagiaire, oui, acquiesce Tinguelus. Alix, notre famille est dans la guilde depuis des générations, tu baignes dans ce monde depuis ta naissance et tu en connais les rouages. Tu as réussi à dompter l’octocycle en un rien de temps – ce qui n’était pas une mince affaire –, tu sauras t’en sortir avec les autres transports. Pour ton année de stage, les dix-sept sages te proposent de voyager jusqu’à la grande ligne de méfiance afin d’y créer une voie de passage. Qu’en dis-tu ?

Alix pense à Arno, à sa maison, à sa petite ville, à tout ce qu’elle devra quitter pendant une année. Sa gorge se serre. Puis elle pense à sa mère, et à tous les enfants qui seront séparés de la leur pour toujours à cause de cette ligne… et à la possibilité qu’elle a d’essayer de changer cela. Elle accepte.

Un sourire au coin des yeux, Tinguelus tire de l’une de ses poches un petit baluchon qu’il lui tend. Puis, échangeant un regard avec Vivestido, il plonge la main dans une autre poche, et en ressort un ingrédient indispensable lorsqu’on travaille avec la guilde, une sorte de sucre en poudre bleu.

– De la poudre de dingue ! s’exclame Alix émerveillée.

– Elle t’évitera d’avoir le mal des transports, dit Tinguelus en agitant la main au-dessus d’elle, écartant ses doigts courbes, malades d’avoir trop travaillé, pour laisser passer un peu de poudre. Tu en trouveras une réserve dans ton baluchon, avec deux ou trois autres choses utiles.

Après avoir mis avec soin le petit baluchon dans sa sacoche, Alix suit Tinguelus qui marche vers l’immense rocher derrière la maison de tante Valdinguia. A côté d’eux, Vivestido, devenu muet, lève de temps à autre la tête vers Tinguelus. A un endroit, une faille à peine visible fend le rocher sur toute sa hauteur. Le soleil s’y faufile, révélant le début d’un chemin à travers les collines.

– C’est la voie la plus sûre vers la terre du Levant, dit Tinguelus en regardant Alix avec tendresse.

Le moment est venu. Alix comprend, brusquement, ce que veut dire être une grande, et mille questions se bousculent dans sa tête. Elle aimerait tant de nouveau ralentir le temps.

– Comment savoir si je ferai juste ? demande-t-elle. Et comment faire si j’ai besoin d’aide ? 

– Tu m’enverras un message, répond Tinguelus. Tu as ce qu’il faut dans ta sacoche, non ?

– Oui, murmure Alix.

– Et puis, Vivestido part avec toi… n’est-ce pas, mon ami ?

Vivestido s’incline en silence. Il a compris la volonté de Tinguelus depuis un moment, déjà. Les yeux baissés, il attrape affectueusement la main d’Alix. L’un derrière l’autre, ils entrent dans le rocher, par une fente si étroite que seuls peuvent y passer des êtres très petits, ou des enfants.

A cet instant, Alix ne saurait dire ce qui fait battre son cœur aussi fort : la peur ou l’excitation. Mais elle sait que de l’autre côté du rocher, quelque chose d’important pour elle va commencer.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes