Skip to main content

Pour la petite histoire

bouton parchemin pdf bleu

L'âge de folie

19 juin 2019

Dans la douceur de cette fin de matinée déjà inondée de soleil, la vieille Mlle Floribert avance lentement sur le chemin qui relie la Cabane et le lac. Avec précaution, elle descend les quelques marches qui mènent au terrain de jeux, où les enfants s’amusent comme des fous au grand air. Quand a sonné la fin de leur dernier cours de l’année à l’école à la montagne, Fanzine et ses camarades se sont précipités dehors pour jouer puis pour pique-niquer tous ensemble. Les grandes vacances approchent, et sous le ciel sans nuages la chaleur invite au rire et à la fête.

En voyant arriver Mlle Floribert, les enfants accourent aussitôt. Ils sautillent de joie autour d’elle et ont du mal à chanter sans hurler. Mlle Floribert elle-même chante à tue-tête, tout en posant délicatement sur la table de jardin, en face de Caline, l’énorme gâteau surmonté de huit bougies.

Pour l’occasion, tous les habitants de la Cabane sont là : les enfants, les professeurs, et même la terrible administratrice qui leur fait un peu peur, et que Fanzine surnomme Croll des montagnes. Devant tous ces regards posés sur elle, Caline hésite à souffler ses bougies. Fanzine et Houmaï lui sourient pour l’encourager – Caline est leur meilleure amie, et ils se doutent qu’elle est un peu impressionnée. Quelques secondes plus tard, toutes les bougies sont éteintes avec succès, et Caline, aidée de la directrice Mme Lumière, coupe le gâteau qui fond déjà au soleil.

Sur la table de jardin, des papillons agitent leurs couleurs au-dessus d’un magnifique bouquet de tourne-soleils cueillis par Mlle Floribert. Avec un doigt, Fanzine tapote le bras de la vieille ducatrice pour attirer son attention, mais la voix de son professeur M. Racine les interrompt :

– Rosis, votre gâteau est succulent, dit-il à Mlle Floribert.

Près d’eux les enfants bougent dans tous les sens. En jouant avec Crocus, l’écureuil de compagnie de Fanzine, Houmaï bouscule M. Racine, qui ne se formalise pas. Le syndrome Flambs d’irritabilité larmoyante, dont sont atteints les enfants de la Cabane, les rend très agités, c’est ainsi.

– Oh, faites attention où vous mettez les pieds, bon sang ! se fâche Croll des montagnes lorsque Aymon, l’amoureux de Fanzine, lui marche dessus.

Pourtant, sans le syndrome, ces enfants n’auraient pas le super-pouvoir qui leur permet de produire de l’énergie sous diverses formes. M. Racine, spécialiste des phénomènes d’énergie, est bien placé pour le savoir. Grâce au syndrome Flambs IL, les enfants ont déjà rendu service.

– C’est vrai que ce gâteau est excellent, s’exclame Mme Lumière.

– Merci, répond Mlle Floribert, c’est une vieille recette de mon enfance.

Fanzine s’apprête à parler à Mlle Floribert, lorsque son grand frère Tiloui lui passe devant pour se servir de gâteau. Puis elle s’étonne, les bougies brûlent de nouveau… C’est son cousin Babok qui s’amuse à les rallumer en produisant de l’énergie. Caline semble contrariée mais n’ose rien lui dire.

Il commence à faire chaud. Fanzine, impatiente, agrippe la manche de sa ducatrice et demande :

– Mademoiselle Floribert, est-ce que le docteur Flambs connaissait l’existence de l’énergie p… ?

– Babok, ça suffit, intervient Mlle Floribert. Laisse ces bougies, Caline n’a plus envie de souffler.

Fanzine enrage. Depuis le retour de Mlle Floribert il y a quelques semaines après trois jours d’absence, elle n’a pas réussi à lui parler de ce qui la tracasse. La ducatrice est toujours trop occupée. Les adultes sont décidément tous pareils, se dit Fanzine. Elle sent la colère grandir au fond d’elle, faisant trembler son corps tout entier, jusqu’aux cheveux. Elle se lève et se met à crier de toutes ses forces. Puis elle fond en larmes, le cœur gros comme au moins trois gâteaux.

Tout le monde se tait. Personne ne gronde. Les enfants qui ont le syndrome ont tous le même problème : ils sont très irritables, comme avait coutume de dire le docteur Flambs. Ils sont aussi extrêmement sensibles. Avant que Fanzine n’ait le temps de se rasseoir, Caline s’approche d’elle et la prend dans ses bras pour la consoler. Fanzine sent une agréable chaleur contre son cœur et, bien vite, retrouve le calme. Avec sa voix ensoleillée, Caline invite à sourire et à se réjouir. Enfin, pour achever de détendre l’atmosphère, Houmaï demande :

– Quand est-ce qu’on va prendre le maxibus pour aller au Musée des sciences ?

– Tout de suite après ce délicieux dessert, répond Mme Lumière. Et une fois au musée, nous retrouverons notre spicologue M. Tournier, qui a accepté de nous faire la visite.

Les enfants crient de joie, ils adorent M. Tournier. Et ils adorent prendre le maxibus de l’école ! Caline a drôlement bien choisi son cadeau d’anniversaire. Fanzine rigole, tout en ouvrant son carnet de mots. Elle repense au jour où le spicologue lui a parlé du syndrome qui permet de faire de l’énergie – M. Tournemain, comme elle préfère l’appeler. Elle l’a même écrit dans son carnet. Au Musée des sciences, il y aura peut-être quelque chose sur l’énergie perdue, espère-t-elle.

Un peu plus tard devant la conciergerie, les enfants se préparent à partir, non sans oublier de déposer dans le bureau de l’administratrice la boussole qui leur sert de guide à la Cabane.

– Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas l’emporter ? demande Aymon déçu.

– Pour éviter que vous ne la perdiez, explique Mlle Floribert en tendant à Croll des montagnes chaque boussole du côté où est gravé le prénom. Et elle ne vous servira à rien, loin de la Cabane.

– Mais vous, lui dit la petite Maris, vous gardez quand même la vôtre ! Vous ne l’enlevez jamais ?

Mlle Floribert s’aperçoit que sa boussole dépasse de sa jaquette. Croll des montagnes intervient :

– De toute façon, vous avez bien prévu de courir dans tous les sens, au musée, non ? Eh bien, nos boussoles ne fonctionnent pas quand on court. Donc c’est réglé, bougonne-t-elle.

Un à un, les enfants et les adultes grimpent dans le maxibus à deux étages, dont le chauffeur du jour n’est autre que le père de Bali et Babok. Après ses cousins, Fanzine saute dans les bras de son oncle Padok pour l’embrasser. Puis elle choisit deux places à l’étage du haut, près de Caline et Houmaï. Mais avant qu’Aymon ne puisse la rejoindre, Mlle Floribert vient s’asseoir à côté d’elle. Fanzine détourne la tête. Elle en veut à sa ducatrice de s’être montrée si distante, ces derniers temps. Sur la route qui descend vers la plaine, elle préfère écouter le chahut et évite de parler.

– Silence, nom d’une boussole ! hurle Croll des montagnes en bas. On ne s’entend plus respirer…

Derrière elle, Fanzine entend Caline et Houmaï parler du musée. Si Caline a hâte d’y être, elle est aussi nerveuse. C’est qu’elle a un peu peur des gens qui ne sont pas de la Cabane ou de sa famille.

– Il y a des choses que tu voudrais me demander, Fanzine ? fait tout à coup une voix à côté d’elle.

Fanzine regarde Mlle Floribert. La ducatrice paraît fatiguée. Elle a les traits vieillis, pourtant ses yeux sont tout remplis d’enfance. Au fond, quel âge peut-elle bien avoir ? se demande Fanzine.

– Pourquoi êtes-vous partie, au début du camp, le jour de la course au trésor dans la forêt ?

– J’ai dû conduire des enfants Flambs IL d’une autre école, répond gentiment la ducatrice. Ils avaient un travail difficile : ils devaient créer beaucoup d’énergie pour aider la population, qui avait subi plusieurs coupures de courant à cause de violentes inondations.

Fanzine ne sait que répondre. Elle ignorait qu’il y avait d’autres écoles pour enfants flambe-ciel.

– Mais je suis là, maintenant, continue la ducatrice. Qu’est-ce qui te tracasse ?

– Eh bien… hésite Fanzine. Vous ne parlez plus du tout de l’énergie perdue. Pourquoi ?

Fanzine a-t-elle posé une question qui ébranle à ce point ? Elle ressent une secousse, comme si le maxibus avait tremblé un court instant. Mlle Floribert, l’air inquiet, finit par lui répondre :

– Parce que d’autres problèmes me préoccupent plus, en ce moment. Les catastrophes comme les inondations, par exemple, ou comme le manque d’entraide et de bienveillance entre les gens.

Fanzine se sent un peu honteuse. Depuis la fin de la matinée, elle n’a pas été très agréable avec sa ducatrice, qui ne lui a pourtant fait aucun mal. Elle s’accroche à son bras et lui souffle un secret :

– Dans la forêt, on a trouvé l’énergie qui vient des arbres, et vous savez ? On peut la transmettre !

– Oh, vraiment ? sourit Mlle Floribert avec une minuscule, une étrange lueur dans les yeux.

L'âge de folie 3

Lorsqu’ils arrivent en plaine, les enfants se penchent vers les fenêtres du maxibus, effarés. Dehors, certaines routes sont complètement déformées, des bâtiments se sont effondrés, un pont est coupé en deux. C’est la ville de Fanzine, pourtant elle ne la reconnaît pas.

– Oh, quelle misère, c’est bien ce que je craignais ! fait M. Racine tout secoué.

Au volant du maxibus, l’oncle Padok parvient à rejoindre le Musée des sciences en bordure de la ville. Voyant les toits détruits et les vitres cassées alentour, Mlle Floribert a les yeux qui débordent. Devant le musée, un monsieur aux longs cheveux roux qu’ils connaissent bien vient vers eux :

– Un tremblement de terre, leur dit simplement M. Tournemain, le visage pâle et encore apeuré.

– Y a-t-il des blessés ? s’enquiert aussitôt Mme Lumière.

– Pas de blessures graves, le bâtiment venait d’être mis aux normes, fort heureusement, répond le spicologue. En revanche, ailleurs en ville, des gens sont probablement pris sous les décombres…

Fanzine a froid, subitement. Elle pense à ses parents. Elle regarde Tiloui, Bali et Babok : ils sont très sérieux, pour une fois. Autour d’elle, tout a l’air plus grave, plus important, plus fort que d’habitude. Elle entend les murmures des adultes aussi précisément que s’ils lui parlaient à elle.

– Il paraît que les hôpitaux n’ont plus de courant : les batteries de la génératrice électrique de secours ont subi des dégâts, dit M. Tournemain. Sans énergie, ils sont dans une situation critique.

– Je suis sûr que les enfants pourraient les aider, affirme M. Racine. Ils sont en âge de le faire.

– Oh, est-ce bien raisonnable ? dit Mme Lumière. La plupart de nos élèves ont moins de 10 ans…

– Nous devrons les accompagner dans ce travail, fait Mlle Floribert les yeux encore humides.

– Bon, dit Mme Lumière. Padok, pensez-vous pouvoir nous conduire jusqu’à l’hôpital ?

– En contournant le pont, on doit pouvoir y être en dix minutes…

– Très bien. Les enfants, dit Mme Lumière tout haut, écoutez-moi. Vous avez déjà démontré vos capacités à produire une énorme quantité d’énergie… Aujourd’hui, nous avons grand besoin de vous pour venir en aide à la population. C’est important : il y a peut-être des vies à sauver.

Fanzine écoute, intimidée. Pour conclure, Mme Lumière tourne la tête vers Croll des montagnes :

– Bien sûr, il faudra veiller sur ces enfants. Carole, venez-vous avec nous ?

– C’est que… eh bien… Oui. Bien sûr. Il faut bien aider tous ces gens, finit-elle par répondre.

 

A l’hôpital, les enfants sont conduits dans le grand local technique où se trouve la génératrice électrique. Plein d’adultes les regardent curieusement. A côté de Fanzine, Caline est prise de panique. Elle n’est pas du tout rassurée devant tous ces gens qu’elle ne connaît pas.

– Allons, tout ira bien, l’encourage Mme Lumière qui semble avoir deviné ses pensées.

Les enfants se regardent puis se donnent la main. Ils ont appris beaucoup de choses durant leurs nombreux camps à la Cabane. Ils savent que s’ils se mettent tous ensemble, ils peuvent augmenter la puissance de leur énergie. Ils se laissent aller à leur excitation naturelle tout en essayant de la maîtriser. Très vite, ils commencent à vibrer, parcourus par une force qui semble les dépasser et qui ne demande qu’à sortir. Ils s’allument alors d’une drôle de couleur jaune orangé, et produisent un arc lumineux qui parvient à faire redémarrer la génératrice.

– Bravo, les enfants, vous avez réussi ! applaudit M. Tournemain.

Ensuite, tout s’enchaîne rapidement. Grâce à l’oncle Padok, qui connaît la ville comme sa poche, les enfants sont emmenés un peu plus loin, où une antenne de téléphonie mobile a été endommagée. A nouveau, les enfants parviennent à apporter suffisamment d’énergie pour la faire fonctionner, et ainsi permettre aux habitants d’appeler les secours. Dans un autre quartier, c’est un ascenseur bloqué qu’ils remettent en service grâce à leurs super-pouvoirs. Ailleurs, sous les gravats d’une maison écroulée, ils créent de la chaleur afin de transformer de simples manteaux en couvertures chauffantes pour les blessés, en attendant l’arrivée des ambulances. A chaque fois, leur professeur de théorie M. Racine leur explique quel type d’énergie doit être utilisé, puis leur directrice et professeure de pratique Mme Lumière les aide à maîtriser leur syndrome et à s’allumer. A la fin, Croll des montagnes s’occupe de leur courir après pour les rassembler et les compter, laissant à leur ducatrice le soin de les conduire jusqu’au maxibus.

– Très bien, très bien, très bien, leur répète M. Tournemain après chaque intervention. Vous faites de l’excellent travail, les enfants !

Sans s’en rendre compte, tout en discutant les uns avec les autres et en roulant à travers la ville, ils arrivent dans un endroit que tous les enfants de la Cabane connaissent pour y être venus au moins une fois : le Centre de recherche Flambs. La rue y a subi de gros dégâts. La façade de l’immeuble n’est plus que cailloux. Fanzine aperçoit le mobilier renversé, dont une gigantesque bibliothèque qui doit peser au moins un maxibus… Tandis que les secours s’activent déjà sur place, M. Racine et Mme Lumière emmènent les enfants dans la maison pour apporter leur aide. Fanzine regarde les gens effrayés. Tout est si sombre à l’intérieur, elle a l’impression d’étouffer. Caline semble de moins en moins à l’aise et Houmaï est devenu muet. Maris, elle, parle très fort pour se rassurer, déplaçant les objets qu’elle trouve, ajoutant du désordre par-dessus le désordre.

– Les enfants, venez par ici ! appelle M. Racine. Les secouristes ont besoin de lumière pour pouvoir travailler, leurs lampes de poche n’éclairent pas suffisamment les pièces du fond.

Aymon regarde Fanzine. Eux aussi, ils en ont une, de lampe de poche, cachée dans leur boussole… hélas restée à la Cabane. Cependant, après la génératrice de l’hôpital, quelques loupiotes ne devraient pas être trop difficiles à allumer, se disent-ils. C’est alors qu’ils entendent une petite explosion. A côté d’eux, Maris, sans doute épuisée et peinant à doser son énergie, vient de créer un court-circuit dans un néon en s’allumant. Un secouriste a failli se faire électrocuter.

Autour d’eux, les habitants de l’immeuble sont consternés.

– Mais enfin, qu’est-ce que vous fichez là, les enfants ! s’emporte tout à coup l’un d’eux, avec un regard glacial. Vous ne voyez pas que ce n’est pas le moment de s’amuser ?

– Jeune fille ! dit une dame en levant un doigt menaçant sur Fanzine. Te rends-tu compte que tu aurais pu tuer ce monsieur, qui vient justement pour nous secourir ? Je connais les enfants dans votre genre, ma fille est à l’école avec l’un d’eux… Ah, ça, vous faites du beau travail !

Fanzine n’ose pas clamer son innocence de peur qu’ils ne s’en prennent à Maris, qui sanglote derrière elle. Il faut dire qu’ils ont des raisons d’être en colère, vu ce qui vient de se passer. La tension monte. Plusieurs personnes accusent les enfants flambe-ciel, Fanzine en particulier.

Devant cette injustice, Caline bouillonne. Aymon et Tiloui, eux, sont à deux doigts de déclencher une bagarre générale, Houmaï, Bali et Babok à leurs côtés. Les deux professeurs ont beau essayer de calmer tout le monde, on ne les écoute pas. Caline a les joues qui se colorent, elle enrage. Rassemblant tout son courage, elle s’avance vers ces adultes qu’elle ne connaît pas et s’adresse à eux, non sans créer quelques étincelles d’énergie :

– Silence, nom d’une loupiote ! hurle-t-elle en levant la tête. On ne s’entend plus respirer, ici…

Houmaï aperçoit de loin Croll des montagnes qui sursaute. Il ne peut s’empêcher de sourire.

– Laissez-nous faire le travail qu’on est les seuls à pouvoir faire, continue Caline que la colère, plus que la crainte, fait trembler. Personne n’est mort par notre faute, et on a fourni beaucoup d’énergie dans toute la ville. Alors vous pourriez être plus attentionnés avec nous… bon sang !

Personne ne contredit. Tout le monde se tait. A côté de Fanzine, Houmaï chuchote à Caline :

– Ma parole, tu as du cran ! Ou bien tu es devenue folle…

– Peut-être bien, oui, réplique Caline. C’est le syndrome, ça. C’est de notre âge, à ce qu’il paraît.

Bientôt, la lampe centrale éclaire les secouristes, qui se remettent au travail. Les minutes s’écoulent. C’est étrange, note Fanzine, les joues de Caline gardent leurs couleurs, comme si l’énergie s’y accrochait. D’habitude, les flambe-ciel ne restent pas allumés aussi longtemps avant de retrouver leur état normal. S’agit-il d’une nouvelle forme d’énergie ?

– Je n’arrive pas à m’éteindre, dit Caline inquiète en interrogeant du regard Mme Lumière.

– Oui, je ne comprends pas, je n’ai jamais vu ça… répond la directrice stupéfaite.

– Aidez-moi, supplie Caline, je ne peux pas rester comme ça…

Fanzine et Houmaï échangent un regard désolé. Les voix de Tiloui, Aymon et M. Racine, lointaines, se bousculent à leurs oreilles : « elle doit retrouver son calme », « et si on la faisait pleurer un bon coup ? », « attendons que toute l’énergie soit sortie »…

– Il faut prendre son énergie, fait soudain Fanzine les yeux perdus sur le visage de Houmaï.

L'âge de folie 1

Sans attendre de réponse, elle s’avance vers Caline, ouvre les bras et la serre tendrement contre elle. Elle éprouve une drôle de sensation. Au début, ce sont juste des picotements sur sa peau, puis très vite, c’est un milliard de battements d’ailes minuscules dans sa poitrine. Enfouies dans les cheveux de Fanzine, les joues de Caline s’éteignent peu à peu, laissant filer leurs couleurs dans les vagues de l’épaisse chevelure de sa meilleure amie. Caline souffle de soulagement, et Fanzine est envahie d’une chaleur infinie. Elle émet l’énergie que Caline vient de lui donner.

Mais ce n’est pas tout. Une autre chose, extraordinaire, est en train d’arriver, comme un fruit arrive à maturité. Fanzine la sent dans son cœur. Entre ses paupières, elle voit de l’agitation dans la rue… Des gens entrent dans le centre : Mlle Floribert vient l’aider !

Fanzine relâche doucement son étreinte.

– C’est le bon moment, lui dit Mlle Floribert les yeux brillants, excitée comme une enfant.

Quand Caline et Fanzine s’écartent l’une de l’autre, elles voient apparaître entre elles une petite boule transparente comme du verre et lumineuse comme un tourne-soleil, qui flotte dans l’air. Les enfants flambe-ciel regardent ce prodige, émerveillés. Les autres ne semblent pas comprendre ce qui se passe. Fanzine sent alors une douce chaleur qui émane de la boule :

– Caline… dit-elle tout bas tant elle est émue. C’est l’énergie perdue.

Elle approche ses mains. L’énergie perdue est là, devant elle, fragile comme une flamme de bougie, légère comme un battement d’aile : elle doit peser à peine deux papillons. Les cheveux encore allumés, Fanzine l’observe. La boule semble attirée vers les êtres humains qui sont autour d’elle. Alors Fanzine se tourne vers Houmaï et lui transmet la petite boule. Les oreilles de Houmaï se colorent tandis que Fanzine s’éteint, tout en continuant à se sentir bien. Puis Houmaï sourit à Maris à côté de lui, et la boule se dirige vers elle en lui faisant verser quelques larmes jaune orangé. Maris passe la boule à Aymon, qui la passe à Tiloui… En quelques instants, l’énergie perdue glisse des uns aux autres, et sa chaleur se répand partout. Même les adultes, victimes, secouristes, même ceux qui ne sont pas flambe-ciel parviennent à la sentir et à la transmettre, alors qu’ils ne la voient pas et qu’ils ne s’allument pas. Comment fait donc Mlle Floribert pour la suivre des yeux ? Quand vient son tour, quelque chose se colore mystérieusement sous sa jaquette. Au-dessus d’eux, les dernières ampoules s’allument une à une.

L'âge de folie 2

Un élan de solidarité gagne peu à peu toutes les personnes présentes, qui s’encouragent mutuellement et se démènent pour s’entraider. Les larmes aux yeux, Fanzine regarde la porte d’entrée. Dans le feu de l’action, elle n’a pas vu que, derrière sa ducatrice, ses parents Liline et Lunon étaient là, eux aussi. Elle fonce se blottir contre eux, suivie de près par Tiloui.

– Oncle Padok nous a appelés, dit Liline émue. Oh, les enfants, vous avez été formidables…

Autour d’eux, tout est un peu confus. Beaucoup de gens félicitent les enfants flambe-ciel. Les secouristes leur témoignent leur reconnaissance, les autres enfants leur sourient. Peu habitués à tant de bienveillance hors de la Cabane, c’est tout remplis de joie et de fierté que Fanzine et ses amis quittent le centre Flambs pour regagner leur maxibus. Dans la rue, on murmure sur leur passage : « ils produisent de l’énergie ! », « ils s’allument ! », « ils sont fous, ces gamins… »

– Ils sont peut-être fous, fait M. Tournemain rêveur, mais ce sont eux qui éclairent le monde.

L'âge de folie 4

 

Durant tout le trajet du retour à la montagne, puis sur le chemin du barrage entre la conciergerie et la Cabane, pendant le repas du soir enfin, et jusqu’à l’heure de la contée, les enfants assaillent Mlle Floribert de questions – ce qui fait bien râler Croll des montagnes. Fanzine, sa main dans celle d’Aymon, les yeux dans son petit carnet de mots, écoute chacune d’elles avec attention.

– Cette petite boule de lumière, c’était vraiment l’énergie perdue ? demande Caline.

– Oui, sourit la vieille dame. C’est l’énergie qui nous amène à prendre soin les uns des autres.

– D’où vient-elle ? interroge Maris.

– Elle est née de la chaleur humaine, aux temps anciens du début des êtres humains. C’est elle qui permet de résoudre les conflits et de secourir les gens dans le besoin. C’est pour ça qu’elle aide le monde à bien tourner. Et, chose formidable, elle est cent pour cent renouvelable, ajoute Mlle Floribert dans un clin d’œil à M. Racine. Seulement, elle n’a d’intérêt que si on la transmet…

– Transmettre de l’énergie, c’est un don que possèdent tous les enfants flambe-ciel ? fait Houmaï.

– En fait, dit Mlle Floribert, pour ce qui est de l’énergie perdue, c’est un don que les enfants Flambs IL partagent avec les autres gens.

– Dans ce cas, pourquoi nous avoir toujours dit que c’était aux enfants « lumineux » de retrouver l’énergie perdue ? demande Caline.

– Parce qu’ils peuvent la voir plus facilement grâce à leur hypersensibilité – et probablement aussi parce qu’ils sont eux-mêmes capables de produire de l’énergie. Mais en réalité, l’énergie perdue est partout, elle existe au fond de chacun de nous, pas seulement chez les enfants lumineux.

– Alors, elle n’était pas vraiment perdue ? fait Aymon.

– Elle n’était pas perdue pour toujours, ni pour tout le monde, répond la ducatrice avec une drôle de lueur dans les yeux. Mais il fallait la révéler. Et pour cela, il fallait être capable de donner cette énergie à quelqu’un à qui on veut beaucoup de bien… Fanzine, que t’arrive-t-il, tu ne poses aucune question ?

Le nez dans son carnet, Fanzine hésite d’abord.

– Si, juste une… fait-elle la voix tremblante. Est-ce que vous êtes une flambe-ciel ?

Dans le petit salon, Mlle Floribert allume quelques bougies et s’assied au milieu des enfants. Sans plus attendre, elle commence sa contée, la toute dernière de l’année. Dès le lendemain, les enfants prépareront leurs valises et rentreront dans leurs familles pour de longues vacances, jusqu’au prochain camp, à la rentrée.

« Il y a bien longtemps, raconte-t-elle, avant l’existence du Centre de recherche Flambs et de l’école à la montagne, une petite fille faisait le malheur de ses parents et de ses professeurs tant elle était irritable et émotive. Le syndrome ne portait pas encore le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, mais c’était bien là ce dont elle était atteinte. Elle-même s’en accommodait bien, s’étant aperçue que le syndrome lui offrait aussi un super-pouvoir. Et puis, elle rencontrait parfois d’autres enfants comme elle, ce qui lui rendait la vie assez douce. A 12 ans, cependant, l’âge où tous ses camarades souffrant des mêmes humeurs changeaient pour devenir comme les autres gens, le syndrome chez elle n’a pas disparu. Au contraire, il s’est amplifié : son corps tout entier s’allumait de jaune orangé. Pour ne pas être incommodée, elle a eu l’idée de fabriquer un objet qui puisse s’allumer à la place de son corps… Aujourd’hui, elle est une très vieille dame, mais elle est toujours capable de créer de l’énergie, comme une enfant. Et savez-vous quel est ce drôle d’objet qui s’allume sur son corps désormais ? »

– Sa boussole ! s’exclame Tiloui plus rapide que Fanzine.

 

Le soir commence à peine à noircir les arbres de la rue Clochère, pourtant il est déjà tard. Fanzine et Tiloui ont encore les yeux rougis au moment de quitter Bali et Babok, tante Zita et oncle Padok en haut de la rue. Fanzine tire sa valise à roulettes avec son écureuil Crocus perché dessus et son petit carnet qui flotte dans l’air, accroché à la poignée. Toutes les routes du quartier ont été fermées à la circulation automobile à cause des dégâts dus au tremblement de terre. Liline, Lunon, Tiloui et elle descendent lentement la rue à pied jusqu’à leur immeuble.

A peine deux heures plus tôt, ils étaient encore à la montagne. Un à un, les enfants embrassaient Mlle Floribert, aussi voûtée que la porte d’entrée de la Cabane devant laquelle elle se tenait, distribuant à chacun une fleur de tourne-soleil. Heureux, les élèves ont pu rejoindre la conciergerie en prenant les barques, le niveau du lac étant juste assez haut, grâce aux dernières pluies. Au-dessus d’eux, le ciel était immense. A mesure qu’ils voguaient le long du barrage, les montagnes se refermaient sur le terrain de jeux d’un côté, et de l’autre s’écartaient pour leur faire entrevoir la plaine. Devant la conciergerie, Fanzine, Caline, Houmaï et Aymon se sont dit au revoir, le cœur lourd comme dix-huit cailloux. Comme convenu, lorsqu’il a fallu rendre leurs boussoles, ils ont fait semblant de rien, ils sont restés un peu à l’écart. Discrètement, Fanzine a donné sa boussole à Aymon, qui a donné la sienne à Houmaï, qui a donné la sienne à Caline, qui a donné la sienne à Fanzine. Ils les ont gardées sur eux, se promettant de penser les uns aux autres. Bien sûr, une personne a tout vu, tout entendu. Mais elle les a laissés faire. « Vous n’oublierez pas de les reprendre avec vous à la rentrée », leur a simplement dit Croll… ou plutôt Mme Carole Saint-Saëns leur chère administratrice, avec le début d’une esquisse de sourire.

Un vent frais se lève sur la rue Clochère, qui fait tournoyer les cheveux de Fanzine, en même temps que les pages de son carnet. Tiloui prend la main de sa sœur pour la réchauffer. Ensemble, ils comptent les coups qui viennent de l’horloge la plus proche. Elle sonne la fin du dernier camp à l’école à la montagne pour Tiloui, la fin pour lui de l’âge de folie : dans quelques jours, il fêtera ses 12 ans.

Puis Fanzine s’agite soudain, faisant sautiller autour de son cou la boussole gravée au nom de « Caline ». Elle pointe le bras vers les hauteurs. Au-dessus des toits des immeubles, des couleurs émergent, d’abord du rose, puis du jaune orangé. C’est fou comme un ciel qui flamboie peut être à la fois inquiétant et rempli d’espoir, se dit-elle, un sourire aux lèvres.

L'âge de folie 6

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes