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Pour la petite histoire

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Aspirodéoptères

7 mars 2020

De toutes les terres du continent, la terre Rouge est peut-être la plus mystérieuse et la plus attirante. Est-ce à cause de ses odeurs envoûtantes à la fois fruitées et poivrées, portées par le vent d’ouest, ou de ses couleurs éblouissantes qui semblent cacher à la vue toutes sortes d’occupants inconnus ? Le regard tantôt levé vers le ciel enflammé, tantôt tourné vers la limite des arbres qui rougissent sous le soleil couchant, Alix, son gnome de compagnie Vivestido et leur ami Victor avancent avec précaution dans l’immense prairie qui s’étend devant eux, véritable trou de verdure au milieu de la forêt. Malgré l’interdiction figurant sur l’écriteau au début du chemin, ils ont quitté les bois et pénétré dans ce territoire au nom étrange : la clairière des Nez-Rouges.

Bien sûr, Vivestido ne voulait pas, il avait la frousse. Victor, fatigué de marcher, réclamait une pause. Mais la curiosité d’Alix l’a emporté. Elle se demande bien ce que sont ces Nez-Rouges… Peut-être ces drôles de créatures sveltes de quatre pieds de long aux ailes transparentes qui volent juste au-dessus d’eux depuis qu’ils sont entrés dans la clairière, se dit-elle.

Aspirodéoptères 1a

– Vous croyez que ce sont des animaux volants non identifiés ? fait Victor en effleurant leurs pattes à roulettes. Je me demande s’ils peuvent servir de moyens de locomotion.

Alix essaie de recenser tous les animaux volants transporteurs qu’elle connaît. A l’école publique de sa petite ville en terre du Couchant, les professeurs ne parlaient que des plus connus : chauves-souris vertes, aiglons géants, dragons blancs. Mais Alix sait grâce à sa famille bourlinguedingue, en particulier grâce à sa mère et son grand frère qui sont spécialistes du sujet, qu’il en existe bien d’autres, comme les macropoissons volants, les cygnes majusculés, ou les pégasius-porteurs. Bien sûr, ce qu’elle voit là ne ressemble à aucune de ces espèces. Si seulement sa mère était là.

– D’après le bourdonnement qu’ils émettent, je pencherais plutôt pour une sorte d’insectoïdes, dit Vivestido en touchant l’un d’eux. Mais j’ignore laquelle. Ils sont plus petits que les fuséoptères, plus gros que les moustiques à explosion et moins gracieux que les hyper-papillons. En tout cas, à en juger par leur forme et leur puissance, je pense qu’ils peuvent être utilisés comme véhicules.

– Comment fais-tu pour savoir tout ça, cher Vivestido ? demande Alix en caressant leurs ailes.

– On ne devient un petit monstre domestique que lorsqu’on est très expérimenté et qu’on a beaucoup voyagé, fait remarquer le gnome. A ce titre, il est fort regrettable et fort injuste que les petits monstres ne soient toujours pas admis au sein de la guilde des bourlinguedingues…

– Je suis bien d’accord avec vous sur ce point, fait une voix perçante tout près d’eux.

Alix, Victor et Vivestido sursautent. Un petit être, surgi d’on ne sait où, leur barre tout à coup le chemin en pointant sur eux une pique électrique. Alix n’ose plus bouger : il s’agit d’un petit-gris, le genre de petits monstres dont elle a le plus peur.

– En revanche, toucher nos insectoïdes sans y être autorisé est une infraction, continue la voix perçante. Je crains de devoir vous conduire devant le grand conseiller de la clairière.

Effrayés, et bien persuadés qu’ils ne sauraient courir plus vite qu’un petit-gris, Alix et ses amis suivent le petit monstre sans faire d’histoires, sous l’escorte bruyante des insectoïdes. Le petit-gris les conduit jusqu’à l’autre bout de la clairière, où ils voient bientôt apparaître un carré de terre battue grouillant d’autres insectoïdes, des maisons jaunes devant lesquelles s’affairent des gens à l’aspect étrange, puis une auberge. Là, un petit homme à l’air sévère et au nez rouge vif les attend.

– Alors, cher Papajuva, dit-il au petit-gris, que nous as-tu trouvé là ? Des espions du ministère de la méfiance ?

A ces mots, plusieurs personnes derrière lui tournent leur regard vers Alix, Victor et Vivestido.

– Nous ne venons d’aucun ministère, s’empresse de préciser Alix, nous venons de la terre du Couchant ! Nous ne faisons que passer, nous voyageons vers la terre du Levant.

Devant eux, tout le monde se tait et suspend son activité. Une vieille femme observe Alix en donnant un coup de coude à sa voisine presque aussi vieille. Elles aussi ont le nez rouge. En fait, note Alix, tous les gens autour d’eux ont le nez rouge. Voilà donc d’où cette clairière tire son nom étrange : de ses habitants.

Sur un geste du petit homme, tous se remettent au travail. Alix les observe. Sur la piste de terre battue, de petits éclairs jaillissent de sous les ailes des insectoïdes et aussi sous les doigts des Nez-Rouges, tandis que les traînées discrètes d’une poudre bleue volettent à travers le soir. Alix reconnaît cette poudre : c’est la fameuse poudre de dingue, ingrédient indispensable à tout bourlinguedingue qui se respecte car remède sans pareil contre le mal des transports. Ces gens doivent appartenir à la guilde, en déduit Alix. Elle pose la main sur sa poitrine, où sa chemise fait une petite bosse : caché là, accroché à son collier comme un pendentif, un boîtier rond est rempli de la même poudre bleue. Alix pourrait le leur montrer, leur dire que toute sa famille travaille comme eux dans le monde des transports, que son grand-père Tinguelus est même l’un des dix-sept sages de la guilde, et sa tante Valdinguia aussi, leur avouer enfin le but de son voyage en terre du Levant. Pourtant, elle préfère se taire. Elle-même n’est encore que stagiaire et, sans pour autant basculer du côté très obscur de la méfiance, elle sait qu’elle doit agir avec prudence.

– Nous regrettons d’avoir touché vos insectoïdes. Mais nous ne sommes pas des espions, déclare-t-elle avec assurance.

Aspirodéoptères 2

Sur l’ordre du grand conseiller, Papajuva saisit leurs sacoches et procède à une fouille minutieuse.

– Affaires de voyage standards, paille de communication, barres énergétiques aux flocons d’avions et un genre de petite flûte à bec, énumère le petit-gris. Rien de dangereux, apparemment.

L’une des deux vieilles femmes qui observaient Alix un peu plus tôt chuchote au petit homme :

– Grand conseiller, ce sont des enfants et un gnome. Ils n’ont pas le profil des grands méfiants.

– C’est aussi ce que je crois, dame Physalix, dit-il. Cher Papajuva, donne-nous à boire, s’il te plaît.

Sans traîner, le petit-gris apporte plusieurs verres et une bouteille d’un liquide blanc et pétillant.

– Et vous, demande Alix, qui êtes-vous, tous ? Etes-vous des bourlinguedingues ?

Le petit homme ouvre la bouteille de lait-grenadine-pleins-gaz et remplit quatre verres.

– Oui, finit-il par dire en rebouchant la bouteille. Mais nous sommes d’abord des sorciers.

 

Après leur avoir posé quelques questions autour d’une demi-douzaine de tartines, gaufres aux épices et autres galopettes au miel de gazelle, ledit sorcier, ou devraient-ils l’appeler grand conseiller ?, bref, le petit homme semble rassuré à leur sujet, et le petit-gris Papajuva devient très aimable avec eux.

Ils apprennent alors que les sorciers sont simplement des gens qui peuvent changer d’apparence afin de ne pas se faire remarquer. Ils sont aussi capables de faire quelques tours et d’enchanter certains lieux, comme cette clairière. Leur seul point faible est un refroidissement instantané lorsqu’ils changent de forme, qui entraîne une vive coloration de leur nez. Pour le reste, ce sont des bourlinguedingues comme les autres, soucieux de fournir les meilleurs moyens de transport.

Enfin, à la demande de Victor, Papajuva accepte de leur présenter les insectoïdes. Sur le carré de décollage, Alix et ses amis découvrent ainsi les drôles d’engins à terre, ailes repliées et toutes pattes roulantes dehors. Un peu à l’écart, une partie d’entre eux se rechargent, branchés sur des stations électriques grâce à leur aiguillon. Les autres roulent à toute vitesse sur la terre battue, sans cesser de bourdonner, leur long cou en forme de tuyau tendu vers les sorciers qui leur jettent des morceaux de papier et de plastique qu’ils aspirent avec avidité.

– Qu’est-ce qu’ils font ? demande Victor étonné.

– Ils se nourrissent, bien sûr, répond Papajuva. Sans déchets et sans poussière, ils meurent.

Autour d’eux, c’est l’effervescence. Certains sorciers et sorcières enfourchent les insectoïdes et font un petit vol d’essai, d’autres révisent ceux qui ont atterri, tous parlent de techniques de vol. La sorcière nommée Physalix semble occupée à programmer un récepteur de géolocalisation avec l’aide de sa comparse, apparemment experte dans le domaine.

– Dites, cher ami, fait Vivestido à Papajuva, quel genre d’insectoïdes est-ce donc ?

– Nous les appelons aspirodéoptères, crie Papajuva afin de couvrir le vrombissement de l’un d’entre eux qui décolle en tournoyant. Faites attention, ils ne regardent pas toujours où ils vont.

– Je n’avais jamais vu aucun bourlinguedingue utiliser ce moyen de transport ! lui hurle le gnome.

– Etre bourlinguedingue ne suffit pas pour ce transport-là, dit Papajuva quand le bruit s’éloigne. Les aspiros, comme on dit chez nous, ne se laissent conduire que par des sorciers et des sorcières.

Aspirodéoptères 3

Comme il parle, l’un des engins au sol roule à toute berzingue et bouscule Vivestido, le faisant tourner comme une toupie. « L’itinéraire est en train d’être calculé », entend-on sur son passage.

– Oh, je suis désolée ! s’exclame Physalix avec une voix aiguë. J’ai oublié le frein de sécurité…

– Il y a de l’excitation dans l’air, explique Papajuva. C’est à cause de la manifestation : ce soir, c’est le Grand rodéo. Vous savez, l’aspiro est le moyen de transport préféré des sorcières et sorciers !

Alix aussi est tout excitée. On se croirait dans les contes qu’elle entendait dans sa petite enfance. Elle n’a qu’une envie : essayer de grimper sur l’un de ces engins. Victor, lui, sautille déjà tant il est impatient. « D’où viennent donc ces minuscules aspirodéoptères qui dansent devant mes yeux ? » répète quant à lui Vivestido, qui peine à se tenir debout.

– Quelles liaisons les Nez-Rouges assurent-ils ? demande Alix à Papajuva. S’ils vont en direction de la terre du Levant, on pourrait en profiter pour poursuivre notre voyage avec eux !

– Je crains de vous décevoir, jeune fille. C’est impossible avant le Grand rodéo, et ensuite, nos aspiros doivent impérativement se reposer. Toutes nos lignes seront fermées durant plusieurs semaines : ce sont les vacances annuelles.

Alix et Victor soupirent. Une occasion comme celle-là ne se reproduira sans doute jamais.

– Cher Papajuva, dit la comparse de Physalix derrière eux, maintenant que ces jeunes gens ont le droit de toucher nos aspiros, ils peuvent peut-être nous donner un coup de main au sol : on gagnera du temps, et comme ça, ils verront au moins les bestioles de près.

– Comme vous voudrez, dame Amaryllix, dit le petit-gris en invitant les enfants à passer.

– Cher Vivestido, joins-toi à nous, toi aussi ! propose aussitôt Physalix.

– Euh, d’accord, dit le gnome surpris et encore étourdi. Mais… comment savez-vous mon nom ?

Après un regard échangé avec Amaryllix, Physalix rattrape le tournevis que celle-ci lui lance.

– Eh bien, je suis une sorcière, tout de même… répond Physalix.

Aspirodéoptères 4

Heureux de pouvoir participer à l’entretien et à la préparation des aspirodéoptères, Alix, Victor et Vivestido aident volontiers les deux sorcières à changer des pièces, souder des fils, déplier des ailes emmêlées. A la fin, pendant que Physalix s’entraîne à voler au-dessus d’eux – « Tu dois davantage anticiper ! » lui crie Amaryllix – ils font semblant de piloter, eux aussi, poussant des boutons et jouant avec la manette de commande d’un aspirodéoptère hors service, silencieux.

Physalix passe en trombe devant Vivestido, sans le toucher cette fois-ci – « Très bien ! Passe la deuxième berzingue, maintenant », lui conseille Amaryllix. La sorcière sur son aspirodéoptère s’élève alors très haut, tourbillonnant au-dessus des toits jaune doré du village, balayant l’air du soir chargé de parfums. Alix et ses deux compagnons lèvent la tête, grisés par tant de nouveautés.

– Venez donc assister au Grand rodéo, tout à l’heure, leur dit Amaryllix amusée.

– Qu’est-ce que c’est exactement, le Grand rodéo ? lui demande Alix.

– Une manifestation durant laquelle les sorcières et sorciers peuvent passer leur permis de conduire d’aspiro, répond-elle. Dame Physalix sera candidate.

Après tout, se dit Alix en prenant une grande inspiration, à défaut de pouvoir voyager avec un aspirodéoptère, ce sera intéressant de voir les sorciers en piloter. Puis elle frissonne. Elle sent un parfum de pêche, qui lui fait penser à sa mère – un parfum à peine senti, déjà évanoui. Sa mère, qui n’a pas donné signe de vie depuis si longtemps… sa mère aussi est-elle définitivement partie ?

 

Quelques instants plus tard, dans les dernières lumières du soir, tous les Nez-Rouges se pressent devant le carré de décollage. Amaryllix donne ses derniers conseils à Physalix. Celle-ci s’empêtre les doigts dans les ailes de son insectoïde et manque de l’assommer en secouant sa manche au-dessus de sa tête, à la recherche de son petit boîtier personnel de poudre de dingue.

– Surtout, n’oublie pas d’anticiper ! dit Amaryllix en rattrapant au vol le boîtier, qui se renverse.

Chatouillé par la nuée de poudre bleue, l’aspirodéoptère éternue violemment.

– Dame Physalix a de la chance, explique Papajuva à Alix, Victor et Vivestido. On ne peut pas rêver d’une meilleure enseignante que dame Amaryllix : c’est l’une des dix-sept sages de la guilde !

A ces mots, Alix hausse les sourcils. Dans sa tête se dessine soudain une image redoutable, celle d’un ouvrage inventé par quelques ministres malveillants afin de séparer définitivement les terres, et surtout les gens : une ligne de méfiance. Ce sont les dix-sept sages qui ont décidé de lui confier la mission pour laquelle elle se rend en terre du Levant. Amaryllix sait-elle que la petite curieuse entrée sans autorisation dans cette clairière est précisément la stagiaire désignée pour désamorcer la ligne de méfiance la plus longue et la plus difficile à franchir du continent, la tristement célèbre grande ligne de méfiance ?

– Veuillez vous tenir derrière le ruban de sécurité, avertit un automate sur le carré de décollage.

Des lignes de méfiance, Alix en a déjà vu. Mais la grande, à quoi ressemble-t-elle ? Est-ce une barrière de barbelés, un fossé, un mur, ou un bouclier aérien ? Elle n’en a aucune idée. Elle n’a jamais osé poser la question à son maître de stage, un sage, lui aussi : grand-père Tinguelus.

Sur la terre battue, des bourdonnements de plus en plus nombreux la tirent de ses pensées. Les candidats allument un à un leur aspirodéoptère et l’enfourchent, se tenant prêts au départ.

– Les aspiros ne peuvent décoller que quand ils entendent leur propre bourdonnement, dit Amaryllix qui les rejoint derrière le ruban de sécurité. C’est assourdissant, mais beau à voir, n’est-ce pas ?

Alix est bien d’accord. Se saisissant de sa paille de communication, elle s’apprête à envoyer une bulle avec vidéoclip à son frère Albatrus – lui qui ne voit qu’aiglons géants et cygnes majusculés à longueur de journée, il sera sûrement intéressé, pense-t-elle – lorsqu’elle entend Papajuva ricaner.

– Les bulles ne passent pas, ici, lui dit-il. Il n’y a pas de réseau dans la clairière et ses environs, question de sécurité. Attention, ça va commencer ! fait-il soudain tout excité.

Dans un coin du carré de décollage, le grand conseiller de la clairière, dont le nez rouge est visible même dans le demi-jour, met ses mains en porte-voix :

– Je déclare le 67e Grand rodéo des Nez-Rouges… OUVERT ! crie-t-il en levant un bâton électrique qui lance une fusée lumineuse dans le ciel.

A ce signal, les candidats s’élancent en tous sens et s’envolent dans l’espace internébuleux, poussés par le vent d’ouest. Physalix, un bras sur la manette de commande et l’autre jetant des étincelles pour guider son aspirodéoptère, s’en sort bien. Près d’Alix, Victor et Vivestido, des sorciers se moquent d’un candidat malheureux qui n’a pas réussi à décoller et roule dans l’herbe.

– Eh, retourne donc piloter des chauves-souris vertes, rigolent-ils.

Mais tout à coup au-dessus d’eux, un bruit inhabituel attire leur attention. Amaryllix pousse un cri.

– Physalix est en train de perdre de la berzingue ! s’alarme-t-elle. Il doit y avoir une panne.

Voyant son élève dégringoler dans la forêt derrière le village, Amaryllix enfourche aussitôt l’un des aspirodéoptères encore au sol pour voler à sa rescousse. Papajuva la suit au pas de course, passant comme une fusée devant l’auberge et traversant le village. Loin derrière lui, Alix et Victor courent aussi, puis Vivestido qui, bien qu’essoufflé, ne cesse de se plaindre :

– Quand on pense à tout ce que font les petits monstres pour les bourlinguedingues, halète-t-il, c’est inconcevable qu’on ne les autorise pas à faire partie de la guilde, vraiment.

Lorsqu’ils trouvent Physalix accrochée à une branche, ils sont soulagés de constater qu’elle n’a rien de cassé – « Eh bien, je suis une sorcière, tout de même… » dit-elle. Amaryllix, déjà sur place, l’aide à descendre et se hâte de chercher la panne de l’aspirodéoptère, qui mord la poussière.

– Regardez, la manette de commande est coincée, dit Alix qui voudrait bien les aider.

Mais Physalix examine nerveusement le levier de berzingues, pendant qu’Amaryllix pousse des jurons en vérifiant le bouton de décollage. Papajuva, lui, tente désespérément de faire taire le récepteur de géolocalisation qui répète en boucle : « Vous êtes dans un cul-de-sac. »

– Saleté de ferraille, marmonne le petit-gris. Et saleté de poudre de dingue, il y en a partout !

– C’est la manette de commande qui ne veut plus bouger ! répète Alix soutenue par Vivestido.

– Ah, c’est pas vrai ! s’énerve Physalix qui vient de perdre une vis dans la jante d’une roulette.

Papajuva grogne et insulte le récepteur, qui lui débite désormais des « veuillez faire demi-tour ».

– Sur le joint de la manette, là, il y a plein de poudre ! insiste Alix appuyée cette fois par Victor.

– SILENCE ! hurle Amaryllix qui vient de se piquer à l’aiguillon. Ou je vous transforme tous en moustiques à explosion !

Les enfants et les petits monstres se figent et ne disent plus un mot.

– Calme-toi, dit Physalix avec sa petite voix aiguë tout en tournant son regard vers Alix.

Alix est en colère. Elle aussi voudrait hurler. Elle trouve que c’est injuste. Ils ont rendu des services, n’ont plus rien fait d’interdit, ont accouru dans la forêt pour apporter leur aide, et maintenant, personne ne les écoute. Elle s’en fiche bien, d’être transformée en moustique à explosion, à injection, à réaction, en n’importe quoi. Elle dira tout à ses parents.

– Calme-toi, Alix, fait alors une voix un peu différente, de plus en plus basse, une voix qu’elle connaît bien, une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis si longtemps…

Alix lève la tête et cherche d’où vient cette voix, quand soudain, elle le sent. C’est un parfum de pêche. Devant elle, le bras tendu comme un fil de tendresse qu’Alix croyait rompu, Physalix rajeunit, son nez de sorcière perd sa rougeur, et tout son visage se change en douceur.

– Mes empereurs… peine à articuler Vivestido, dame Fringalia !

– Maman ! crie Alix dans un sanglot en se jetant dans les bras de sa mère.

Vivestido s’incline. Puis il se tourne et, après un sursaut, s’incline de nouveau. Il n’ose pas déranger Alix, qui reste cramponnée à Fringalia. Il laisse cela à quelqu’un de plus sage :

– Nous sommes très heureuses de te revoir, dit une voix qu’Alix reconnaît aussi désormais. Cependant, ta mère a un permis d’aspiro à passer, et nous ne pouvons hélas pas trop tarder.

Alix se retourne et vient embrasser Amaryllix, ou plutôt cette bourlinguedingue qui lui racontait des histoires de sorcières quand elle était petite, celle des dix-sept sages qui connaît le mieux son grand-père : sa tante Valdinguia… qui, elle en est sûre, ne l’aurait jamais changée en moustique.

– Dis, comment vont Albatrus, Amelia et Arno ? Et grand-père ? demande Alix à sa tante.

– Tes frères et sœur allaient bien quand je les ai quittés il y a une semaine, la rassure Valdinguia. Ton grand-père veille sur la maisonnée depuis mon départ. Il a du temps. Le conseil des sages lui a interdit de conduire son octocycle : ses douleurs articulaires aux doigts le font trop souffrir.

Alix est désolée de l’apprendre. Tinguelus s’est bien gardé de lui en parler dans ses dernières bulles. Retrouvant peu à peu ses esprits, Alix respire à fond et s’exclame, encore tout émue :

– Victor, je te présente ma mère et ma tante ! Maman, tante Valdinguia, voici notre ami Victor, un garçon qui a tout pour faire un jour un extraordinaire bourlinguedingue !

Vivestido enchérit, et Victor rougit. Alix aurait un million de questions à poser à sa mère et presque autant de choses à lui raconter. Mais le temps presse. Fringalia démonte et remonte les pièces principales de son aspirodéoptère, hélas sans parvenir à le faire démarrer. Celui-ci reste désespérément silencieux. Fringalia est de plus en plus nerveuse, et Valdinguia se décourage.

– Si tu rentres à la clairière sans ton aspiro, tu n’obtiendras pas ton permis, dit-elle. Le grand conseiller est intraitable sur ce sujet. Une sorcière n’abandonne pas son aspiro.

– Lorsqu’on actionne la manette de commande, qu’est-ce qui bouge en premier, normalement ? demande Victor après un instant.

– Rien ne bouge, dit Fringalia. L’aspiro commence par bourdonner.

– Là, en tout cas, il ne bourdonne pas, ne manque pas de souligner Vivestido.

– Mais les aspiros ne décollent que quand ils entendent leur bourdonnement, non ? note Victor.

Fringalia se redresse subitement.

– Bon sang, tu as raison, Victor ! s’écrie-t-elle. La voilà, la panne : il n’entend pas son bourdonnement, c’est pour ça qu’il ne décolle pas !

– Le son est sans doute étouffé par l’amas de poudre de dingue, leur montre Papajuva. Mais ça prendrait des heures à nettoyer.

– Il nous faut une autre solution, dit Fringalia. Anticipons ! Si l’aspiro entend un son identique à son propre bourdonnement, le système de décollage s’activera et fonctionnera de nouveau, non ?

– Dans ce cas, il suffit d’allumer l’aspiro de dame Valdinguia, dit Victor.

– Je crains que non, explique Papajuva, chaque aspiro émet un ton différent.

– On pourrait peut-être chanter pour imiter le bourdonnement exact, propose Vivestido.

– Je crois que j’ai quelque chose de mieux ! s’exclame Alix.

Elle tire de sa sacoche un objet dont elle n’aurait jamais soupçonné l’utilité en pareille circonstance : la petite flûte qu’elle a reçue lors de son dernier voyage avec son père. Elle pose sa bouche sur le bec de l’instrument et souffle en bouchant différents trous avec ses doigts. « Plus haut », dit Papajuva. Alix essaie. « Plus bas », dit Fringalia. L’aspirodéoptère se met à vibrer. « Plus fort », crie Valdinguia. Tous croisent les doigts. Au bout de quelques secondes, comme par enchantement, l’aspirodéoptère déploie ses ailes : il est prêt à décoller.

– Hourra ! s’écrie le petit-gris, faisant danser Alix, Victor et Vivestido avec lui. Nous avons réussi !

– Oh, les enfants, cher Papajuva, cher Vivestido, merci de nous avoir aidées ! dit Fringalia.

– Avec plaisir, dame Fringalia, répond le gnome. Mais à ce propos, je me permets de dire, très humblement, en toute simplicité, et sans vouloir offenser aucune dame ni aucun sieur, que…

– Oui, on sait, cher Vivestido, le coupe Victor, il est très injuste et tout à fait inconcevable que les petits monstres ne soient toujours pas admis dans la guilde des bourlinguedingues.

Alix pouffe, d’abord doucement, puis de plus en plus fort, ce qui déclenche un fou rire général. Mais le gnome ne se vexe pas, pas avec Alix. Enfin, le regard levé vers le ciel presque noir, puis tourné vers Valdinguia déjà sur son aspirodéoptère, Fringalia leur lance :

– La panne est réparée, et nous avons encore du temps. Grimpez, tous, fait-elle en souriant.

Aspirodéoptères 1

Alix, Victor et Vivestido n’en croient pas leurs oreilles. Ils vont pouvoir voler sur un aspirodéoptère, le véhicule des sorciers et des sorcières ! Fous de joie, ils se précipitent vers les deux insectoïdes. Alix enfourche celui de sa mère en prenant Vivestido sur son dos tandis que Victor et Papajuva s’installent derrière Valdinguia. Cette dernière distribue à chacun une pincée de poudre de dingue et allume à son tour son aspirodéoptère, qui émet un bourdonnement grave. En une seconde, ils sont déjà trois pieds au-dessus du sol, l’instant d’après ils survolent la forêt, et en deux coups de cuillère à poudre de dingue, ils se retrouvent dans l’espace internébuleux. Déjà, la clairière des Nez-Rouges a disparu. On ne voit plus que le ciel, ce vaste territoire inconnu.

Alix appuie sa joue sur l’épaule de sa mère, respirant son odeur fruitée dans la nuit étoilée. Elle est heureuse, elle voudrait que ce moment dure pour l’éternité.

– Maman, murmure-t-elle, depuis quand es-tu une sorcière ?

– Depuis toujours, répond Fringalia en lançant devant elle une poignée d’étincelles qui les éblouissent. Mais je le suis très rarement, seulement quand cela peut aider des gens injustement séparés à se retrouver.

– Et nous, est-ce que ce n’est pas injuste que nous soyons séparés de toi depuis tout ce temps ?

– Si, bien sûr, admet Fringalia avec un soupir. Quand la guilde m’a demandé de prolonger ma tournée et de rejoindre les sorciers, je ne pensais pas que cette mission durerait si longtemps.

Alix s’agrippe encore plus fort à sa mère, comme pour imprimer son odeur dans ses souvenirs.

– J’ai été en danger, explique Fringalia. La guilde m’ordonne de me cacher quelque temps pour ne pas attirer l’attention. Je n’ai le droit de donner de nouvelles à personne, pas même à ma famille.

Sous la joue d’Alix, l’épaule de Fringalia devient humide. Elle a plusieurs mois de larmes à essuyer.

– Comment est-ce que tante Valdinguia a fait pour venir de la terre du Couchant jusqu’à la clairière en moins d’une semaine ? demande encore Alix. A nous, il nous a fallu des mois.

– Grâce à sa haute fonction, tante Valdinguia peut emprunter un chemin spécial réservé aux causes urgentes, qui relie les capitales de toutes les terres du continent.

– La voie officielle des dix-sept sages… dit Alix à qui son père a un jour parlé de ce chemin.

– Oui, confirme Fringalia. C’est très utile, mais ce genre de voyage doit être déclaré. Elle a donc rallié la capitale de la terre Rouge, et ensuite elle a rejoint notre clairière dans le plus grand secret.

A cet instant, une voix sur leur aspirodéoptère semble réclamer leur attention : « Au prochain cumulus, veuillez prendre le sixième couloir », dit le récepteur de géolocalisation.

– Où est-ce qu’on va ? demande Alix.

– Nous sommes en train de traverser le bras de mer du Levant, dit Fringalia.

Au loin, Alix voit les lumières d’une petite ville : les premières lumières de la terre du Levant. Sa mère est en train de l’aider à gagner du temps dans sa mission à elle.

– C’est l’une de nos lignes secrètes : clairière des Nez-Rouges - Saute-Lorient, la ville la plus proche de la côte en terre du Levant, dit Fringalia. La vocation de la guilde est de favoriser les déplacements et les rencontres, explique-t-elle. Depuis l’explosion des lignes de méfiance, elle œuvre en cachette pour permettre aux gens de passer d’une terre à l’autre. La guilde est un vaste réseau, plus solidaire et plus organisé que ne le pensent les grands méfiants. Regarde là-bas…

Au loin, sur leur gauche, Alix distingue un immense chantier illuminé. C’est un ouvrage de pierre, majestueux, surmonté par endroits d’une gigantesque balustrade, probablement en fer forgé, dont chaque pointe semble aussi grosse que cent piques électriques. C’est un mur, le plus long, le plus épais et le plus haut qu’Alix ait jamais vu, traçant une ligne.

– C’est une petite partie de la grande ligne de méfiance, dit Fringalia… Qui suit la frontière de la terre du Levant sur plus de mille cinq cents lieues déjà.

– Mille cinq cents lieues ! s’étrangle Alix. Comment désamorcer une ligne aussi longue ? C’est impossible !

– C’est possible, dit Fringalia. Il faut agir à un endroit stratégique, là où tout a commencé, là où les grands de ce continent ont autrefois posé la première pierre de méfiance de ce terrible ouvrage.

Dans son dos, Alix sent Vivestido la serrer plus fort, non pas comme s’il avait peur, mais comme s’il cherchait à lui donner du courage. Du courage… Voilà bien de quoi elle aura besoin, en effet.

– Changement de berzingue ! On amorce la descente, entendent-ils crier Valdinguia à leur droite.

Le bras de mer est derrière eux, le vent d’ouest aussi. C’est sur un terrain vague, à l’abri des regards et des éclairages publics de la petite ville de Saute-Lorient que les deux aspirodéoptères se posent.

Alix et Vivestido retrouvent enfin Victor, qui paraît ravi : on jurerait qu’il vient de croiser les plus discrètes des créatures volantes non identifiées, celles qu’on appelle les anges… Oui, il fera tout pour devenir bourlinguedingue, semble-t-il rêver.

Le cœur serré, Alix se tourne vers Fringalia. Elle aurait encore des choses à lui demander, et tant d’autres à lui raconter. Mais elle sait que sa mère, ou plutôt la sorcière Physalix, doit repartir.

– Tu vas avoir ton permis d’aspiro, c’est chic, parvient-elle à dire avant que sa voix ne se brise.

– Ne mettons pas la charrue devant les bourlinguedingues, sourit Fringalia en la prenant dans ses bras, je dois encore rentrer à la clairière sans encombre. Tu sais… ajoute-t-elle en laissant ses larmes se mélanger à celles d’Alix, vous me manquez terriblement, papa, Albatrus, Amelia, Arno et toi. Vivre loin de vous, c’est la chose la plus difficile que j’aie jamais eu à faire. C’est une souffrance que je ne souhaite à personne, pas même aux pires de nos ennemis grands méfiants.

Fringalia lâche doucement Alix pour mieux la regarder.

– Mais bientôt, tout ça sera derrière nous, dit-elle. Je finirai ma tournée, et toi, tu finiras ton stage.

– J’espère que tu seras fière de moi, fait Alix en touchant le pendentif rempli de poudre bleue qu’elle porte sous sa chemise.

– Je suis déjà fière de toi, dit Fringalia en prenant le visage de sa fille entre ses mains chaudes.

Lorsque tout le monde s’est dit au revoir, Alix laisse à contrecœur sa mère remonter sur son aspirodéoptère. Valdinguia décolle en premier avec Papajuva, le plus gentil des petits-gris. Puis Fringalia les suit, grâce au doux son de la flûte d’Alix. Il y a comme un parfum de pêche qui s’envole avec elle, dispersé par le battement des ailes transparentes des aspirodéoptères. Alix sait que si la nuit était plus claire, elle verrait apparaître deux points rouge vif sur deux visages de vieilles femmes, méconnaissables. Derrière les jets d’étincelles au-dessus d’elle, elle sait que sa mère et sa tante ont déjà disparu, que ce sont Physalix et Amaryllix qui volent vers la clairière.

Puis Alix et Vivestido entendent Victor gémir :

– Oh, Papajuva m’a fracassé… le dos, dit-il en se frottant les côtes.

– Mmm, les petits-gris sont plus peureux que les gnomes, on dirait, rit Alix. Moi, je n’ai pas mal.

– Tiens, c’est vrai, cher Vivestido, on ne t’a pas entendu râler ni réclamer ton sucre en poudre, remarque Victor. Tu n’as pas eu peur ?

– Non, vous avez vu ? dit Vivestido tout fier. Il faut croire qu’on se fait à tout, même aux transports qui mettent des fourmis dans l’estomac. Au fait, est-ce qu’il nous reste quelques barres aux flocons d’avions ?

Au moment même où Alix fouille dans sa sacoche, quelque chose se met à sautiller dedans. Brûlant de savoir qui lui écrit, elle sort vite sa paille de communication. Sur le bout supérieur de la paille est accrochée une bulle de grand-père Tinguelus, qui demande de leurs nouvelles. Comment lui parler de sa mère et des sorciers nez-rouges sans risquer d’alerter les grands méfiants qui pourraient intercepter son message ? se demande Alix.

Après réflexion et avec l’aide de Victor et Vivestido, Alix articule les mots suivants au-dessus de sa paille : « J’ai pleuré de joie aujourd’hui, j’ai vu quelqu’un à qui je dois la vie, quelqu’un avec une drôle d’allure, et le nez bien au milieu de la figure. » Puis elle souffle dans la paille, attendant qu’une bulle contenant son message en sorte à l’autre bout. Tandis que la bulle s’enroule sur elle-même et s’élève dans les airs, Alix pense à son grand-père. Elle espère qu’il comprendra.

Physalix et Amaryllix doivent être à la clairière, maintenant, où leurs aspirodéoptères auront largement mérité leur ration de déchets et de poussière à aspirer. De l’autre côté du bras de mer, en terre Rouge, une traînée de fusée lumineuse éclaire le ciel. C’est la fin du 67e Grand rodéo.

Alix passe un bras autour des épaules de son cher Vivestido, l’autre sur celles de son ami Victor. La tâche qui les attend est difficile, mais qu’importe. Pour trouver la solution, anticipons ! se répète-t-elle. Elle essaie d’imaginer comment ce sera, quand la grande ligne de méfiance sera désamorcée. Elle fait semblant d’avoir réussi. Elle se sent des ailes. Sa mère est déjà fière d’elle.

 

Texte   Faustina Poletti
Illustrations   Annick Vermot
Lecture, bruitages, mélodies   Faustina Poletti
Musique du générique   Thierry Epiney
Prise de son et mixage   Alexandre Défayes